Quatre échappés sans espoir, dont les régionaux de l’étape Anthony Perez et Lilian Calmejane, ont vaillament animé la dernière étape avant les Pyrénées, conclue au sprint par l’Australien Caleb Ewan (Lotto-Soudal), d’un cheveu devant Dylan Groenewegen. Ewan, à seulement 25 ans, a déjà levé les bras sur les trois grands tours. Et tous les grands sprinteurs de ce Tour ont déjà gagné leur étape.

Deux casques à la pointe. / GONZALO FUENTES / REUTERS

Mike Teunissen à Bruxelles. Elia Viviani à Nancy. Peter Sagan à Colmar. Dylan Groenewegen à Chalon-sur-Saône. Wout Van Aert à Albi. Et Caleb Ewan à Toulouse, mercredi, enfin vainqueur après avoir fini une fois 2e, et trois fois 3e depuis le coup d’envoi du Tour de France, qui offre cette année un intéressant passage en revue des grosses cuisses du peloton : six étapes réglées au sprint, six vainqueurs différents. Il faudra donc attendre pour désigner un nouveau roi du sprint, après que le Tour d’Italie a également largement réparti les victoires.

Statistique subsidiaire : si l’on fait met de côté le contre-la-montre par équipes de Bruxelles (2e étape), dix étapes individuelles ont été courues, et ce n’est jamais le même coureur qui a levé les bras en franchissant la ligne. Il faut remonter à 2002 pour retrouver trace d’une telle farandole de vainqueurs d’étapes.

Revenons à nos moutons sprinteurs. La cuvée 2019 est donc exceptionnelle, bien loin des standards des précédentes, qui avaient tendance à voir un bolide écraser la concurrence. Qu’on songe à Marcel Kittel, vainqueur de 5 étapes en 2017 (et 4 en 2014 et 2013) ; qu’on songe à André Greipel et ses 4 succès en 2015 ; qu’on songe surtout à Mark Cavendish, le plus vorace de tous : 4 sprints remportés en 2016, 5 en 2011, 4 en 2010, 6 en 2009, 30 en tout. On peut aussi songer aux 8 victoires d’étapes d’Eddy Merckx en 1970 et 1974, mais c’est une autre histoire.

« Dans 7 ou 8 Tours de France sur 10, un sprinteur est au-dessus du lot, mais cette année, ils sont très proches les uns des autres, constate Tom Steels, directeur sportif de la Quick Step, qui abrite le sprinteur italien Elia Viviani (et Julian Alaphilippe). « C’est que le niveau est élevé, analyse le coureur belge Maxime Monfort, équipier de Caleb Ewan après avoir été celui de Mark Cavendish puis d’André Greipel. Il n’y a plus un seul sprinteur qui domine, et plein d’équipes ont un leader pour le sprint. Rien que chez Jumbo, ils en ont trois ! », à savoir Groenewegen, Teunissen, Van Aert, un trio précieux, même si seul le premier est considéré comme un « pur » sprinteur.

Groenewegen est le plus rapide, mais...

La valse des vainqueurs au sprint a « sans doute aussi à voir avec le profil de la course, poursuit Steels. Tous les sprints ne se sont pas ressemblés, ça n’a pas été le même type de sprint à chaque fois. » Donc pas le même type de vainqueur à chaque fois.

« En ce moment, Groenewegen est le plus rapide de tous, mais à chaque fois, il y eu quelque chose dans le final des étapes qui a “tué” les purs sprinteurs », selon Tom Steels. Le Belge, lui-même sprinteur dominateur à son époque (9 victoires d’étapes, dont 4 en 1998) fait référence à la chute du Néerlandais dans le dernier kilomètre à Bruxelles (1ère étape, qu’il a finie à l’avant-dernière place), aux collines alsaciennes qui lui ont été fatales à Colmar (5e étape, 170e place), ou à la fameuse bordure sur la route d’Albi (10e étape, 106e place). « Et aujourd’hui [à Toulouse], c’était un sprint massif plus classique, mais il n’est pas impossible que la dernière ascension [une bosse à 4 bornes du bout] lui ait enlevé 5% de puissance. »

« La Quick Step a le meilleur train, et de loin, mais les autres se sont adaptés avec un seul poisson-pilote qui amène son sprinteur dans le dernier kilomètre, note l’ancienne gloire du sprint allemand Erik Zabel, qui estime que « la compétition est passionnante cette année, plus que dans les années de domination de Cavendish puis Kittel [ou de Zabel lui-même, 12 victoires entre 1995 et 2002]. »

Au milieu de l’orgie de haute montagne qui attend désormais le peloton, avec trois jours dans les Pyrénées et autant dans les Alpes, les sprinteurs auront encore deux occasions de réussir le doublé : à Nîmes, mardi 23 juillet, et sur les Champs-Elysées à Paris, dimanche 28.

Ces gens sont décidément cinglés. / ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Le Tour du comptoir : Albi

Après chaque étape, Le Monde vous envoie une carte postale depuis le comptoir d’un établissement de la ville de départ.

Où l’on ne peut pas dire le contraire.

« Le mois de juillet il va être vite fini, eh ! » On ne peut pas dire le contraire. D’ailleurs, le barman ne dit pas le contraire : « Eh. » Seule au bien beau comptoir du Pontié, bien bel établissement de la bien belle place du Vigan (Plaça del Vigan en bon occitan), Dominique tente de faire la conversation.

On entend au loin le boxon du Tour de France, mais pas question pour cette femme dans la soixantaine d’aller s’infliger le cagnard et la foule qui se presse le long du parcours dans les rues d’Albi. « Les gens sont là-bas depuis 7 heures du matin pour voir passer des cyclistes. On vit dans un monde de fous, eh ! » On ne peut pas dire le contraire.

Dominique se présente comme « une vraie Albigeoise, de génération en génération, enfin depuis deux générations, et sauf mon père, qui était Bordelais », ce qui commence à faire un peu trop d’exceptions pour prétendre au statut de vraie Albigeoise de génération en génération.

Dominique porte un beau maillot jaune, assorti au Tour de France et à La Dépêche du Midi, qui la joue façon L’Auto-Vélo en s’imprimant sur papier de la couleur du journal fondateur du Tour. Elle feuillette les pages consacrées à la Grande Boucle sans un regard, hormis pour l’article indiquant que Raymond Poulidor s’est livré à une séance de dédicaces, la veille, au Leclerc du centre commercial des Portes d’Albi. « J’aimais beaucoup Poulidor, c’était un homme discret, humble, silencieux, profond. »

Arrive Louis, lui-même discret, humble, silencieux et profond à première vue. Sandales au pied, d’un pas tremblotant, il vient hisser sur le tabouret ses 75 ans, dont 60 à fréquenter le Pontié, depuis l’adolescence, quand il venait reluquer les Albigeoises. L’établissement est assez majestueux, il l’était encore plus, paraît-il, à l’époque. « En arrivant, on se croyait dans une cathédrale. » Pour avoir vu Sainte-Cécile, on imagine que ça devait être impressionnant.

On tente de sonder l’éventuelle fierté des Albigeois d’être né dans la même ville que Jean-François de La Pérouse – « Lui, il n’y a que les Albigeois qui le connaissent », dit Louis –, Henri de Toulouse-Lautrec – « Ah, lui, il est partout à Albi ! », dit Dominique –, et enfin, et surtout, et enfin surtout, Lilian Calmejane, qui a certes commandé un peu moins d’armées que le premier et peint un peu moins de chefs-d’œuvre que le second, mais qui a remporté beaucoup plus d’étape du Tour de France (1, contre 0 pour les deux autres). Pas grand-chose à raconter sur le baroudeur français : « Bah lui, c’est l’enfant du pays », dit Louis. On ne peut pas dire le contraire.