Russ Bray (à droite), lors d’un match à l’O2 Arena de Londres. / LAWRENCE LUSTIG

C’est l’histoire d’un mec. Il entre dans un bar et on lui demande d’arbitrer un match de fléchettes. Sa voix rauque enivre le public, alors on le rappelle encore et encore, et un quart de siècle plus tard, il est aujourd’hui le plus connu des arbitres de ce sport. Ainsi a commencé la carrière de Russ Bray, alias « The Voice », qui officie au World Matchplay à Blackpool en Angleterre du 20 au 28 juillet, un tournoi de fléchettes qui voit s’affronter 32 des meilleurs joueurs du circuit mondial.

Vous ne l’avez peut-être jamais vu, mais vous avez sûrement déjà entendu sa voix grave. Dans une bande-annonce de film, dans le récapitulatif d’une série télévisée avant qu’un épisode se lance, dans une publicité, dans un dessin animé ou encore dans un jeu vidéo de fléchettes.

Le mastodonte anglais de 1,80 m a fait de sa voix un outil de travail. Son « one hundred and eighty », le cri en anglais pour annoncer qu’un joueur a fait le score maximum de 180, est mondialement connu. Aux fléchettes, chaque joueur part avec 501 points et soustrait ses scores jusqu’à arriver à 0 exactement, le plus rapidement possible.

Changes to Russ Bray's 180 Call - 1998-2017
Durée : 02:26

Le « 180 », sa signature

« Quand il y a un 180, il a cette façon si reconnaissable d’annoncer le score, la foule se lève, complètement en délire, c’est un peu absurde, mais ça fait partie du spectacle », explique Phil Haigh, journaliste à Metro, qui suit les compétitions de ce sport depuis une dizaine d’années.

« Cela fait partie de son personnage, et en même temps il sait garder une attitude très sérieuse », analyse Patrick Chaplin, historien des fléchettes à l’université Anglia Ruskin à Cambridge.

A 62 ans, avec sa voix troublante, Russ Bray apporte sa touche dans ce show à la fois excentrique et très réglementé. « Une compétition de fléchettes, c’est un vrai spectacle », assure l’intéressé. Quand il n’est pas en train de crier des scores, sa voix est plutôt calme et chantante pour un colosse aux allures de catcheur.

L’animation est partout pour les milliers de spectateurs, souvent déguisés, qui se pressent pour ces tournois en Angleterre. Les joueurs arrivent sur l’estrade comme des rock stars au son de leur musique, sous un jeu de lumières et des feux d’artifice, le public scandant leurs surnoms : « The Power » (Phil Taylor), « The Flying Scotsman » (Gary Anderson), « Snakebite » (Peter Wright)… L’accueil réservé aux joueurs n’a rien à envier à celui des boxeurs.

Et les récompenses des compétitions sont loin d’être dérisoires. Cette année, la mise totale du World Matchplay, tournoi annuel organisé dans la salle de bal du Winter Gardens de Blackpool, s’élève à 700 000 livres (778 570 euros) dont 150 000 (166 840 euros) pour le vainqueur. Ce qui en fait le deuxième plus grand tournoi de fléchettes de la prestigieuse Professional Darts Corporation (PDC), qui organise aussi un championnat du monde avec un prix de 2,5 millions de livres (2,78 millions d’euros).

Le salle de bal du Winter Garden de Blackpool pendant l’édition 2018 du World Matchplay. / LAWRENCE LUSTIG / LAWRENCE LUSTIG

Russ Bray arbitre, un jeu de hasard

« L’ambiance est absolument fantastique, c’est une fête. Le Winter Gardens est probablement la plus belle des salles pour les fléchettes, avec son plafond en dôme, ses balcons, ça fait une grosse différence », assure Russ Bray.

Avant de connaître les strass et paillettes, il est arrivé à ce sport un peu par hasard. Quand il était policier, entre 1973 et 1989, on lui avait demandé de participer à un concours de fléchettes au commissariat. « Je n’avais jamais vraiment joué, assure-t-il, mais je n’étais pas si mauvais que ça ! » Il s’était alors essayé en ligue locale et avait gravi les échelons jusqu’au niveau départemental, en 1994.

« Un jour, au niveau départemental, un arbitre était absent, alors j’ai donné un coup de main pour quelques manches », raconte-t-il. Sa performance du soir dans le Working Men’s Club (lieu de socialisation pour travailleurs) de Hertfordshire, au nord de Londres, est remarquée, et les organisateurs le rappellent pour d’autres compétitions. « Je me suis dit pourquoi pas. Pour être honnête, j’avais beaucoup aimé ça, c’était un aspect différent du jeu », reconnaît-il aujourd’hui.

Le World Matchplay, un lien particulier

A peine deux ans plus tard, il devient arbitre de réserve de la Professional Darts Corporation, qui organise beaucoup de compétitions. L’organisation est à l’origine de la transformation de ce sport en un véritable spectacle et de sa retransmission sur Sky Sports en Grande-Bretagne. En 1996, il est appelé pour arbitrer dans la cour des grands : au World Matchplay à Blackpool.

« J’étais un peu stressé et j’ai arbitré le grand John Lowe », l’ex-numéro un mondial dans les années 1970 et 1980, se remémore-t-il. Depuis, il a une histoire particulière avec ce tournoi, où il a vu l’histoire des fléchettes s’écrire sous ses yeux. C’est de cette compétition qu’il garde le meilleur souvenir de sa carrière : le « nine-darter » en 2002 de Phil Taylor, 16 fois champion du monde. Sa manche parfaite de 501 points en seulement 9 fléchettes était retransmise en direct à la télévision.

FIRST EVER NINE-DARTER! | Phil Taylor v Chris Mason!
Durée : 01:28

Blackpool lui a aussi souri en tant que joueur. C’est là que Russ Bray a établi le record de distance d’un lancer de fléchette au centre d’une cible, à 3,48 m, en 2008 (record battu en 2017 par l’Anglais Matthew Prouse) .

Aujourd’hui, « The Voice » fait le tour du monde pour officier des prestigieux tournois sur les cinq continents. Il est considéré comme l’un des meilleurs arbitres du monde. « Il est une star à lui tout seul », confirme l’historien Patrick Chaplin. Peut-être grâce à sa connaissance pointue des joueurs. Il sait mieux que personne quelles combinaisons chaque concurrent préfère pour faire tomber au plus vite les 501 points. Pas mal pour un gars qui, en 1994, était juste venu faire un concours de fléchettes local dans un bar…