YASMINE GATEAU

C’était en CE1, à l’âge où d’ordinaire l’on s’affaire plus à jouer à chat qu’à s’interroger sur son avenir. Camille (*), 7 ans, avait déjà conscience du fossé qui l’éloignait de ses camarades. « Il fallait que j’aie des bonnes notes pour faire de bonnes études, pour trouver un bon travail et un bon logement, pour pouvoir accueillir un jour mon petit frère », se souvient l’adolescente, aujourd’hui âgée de 14 ans.

Un an et demi seulement les sépare. Leurs visages sont si ressemblants que parfois certains en viennent à les confondre. Entre eux, il y a pourtant un abîme infini : Lucas est autiste, Camille est, comme l’on dit, « normale », même si elle « déteste ce mot ». « La vie a fait que je suis la sœur de Lucas, et que c’est différent pour lui, donc pour moi aussi », résume la collégienne, qui vit à Paris.

Depuis que le diagnostic a été posé, quand le petit garçon a eu 4 ans, Camille est devenue « comme une médiatrice entre lui et le monde extérieur ». Dans leur école primaire, la fillette entendait souvent les cris de son frère à travers les murs, deux classes plus loin. Les instituteurs, désarmés, venaient lui demander des conseils pour le canaliser. Combien de leçons sur le handicap a-t-elle dû prodiguer à ses camarades de classe qui se traitaient les uns les autres d’autistes ? Une mission « parfois lourde à porter » et qui fait « grandir plus vite », reconnaît l’adolescente.

Les préoccupations de ceux de son âge lui semblent bien dérisoires à côté de ce qu’il se passe le soir chez elle. Il y a « les parents fatigués, qui ont moins de temps pour nous », cette jalousie et ce sentiment d’injustice de les voir « toujours prendre la défense de Lucas ». La nécessité d’être un modèle irréprochable, car Lucas veut l’imiter en tout. « Quand je sors avec des amis, il veut faire la même chose, sauf qu’il n’a pas d’amis. J’ai des chances qu’il n’aura jamais », dit Camille.

Surtout, il y a le regard des autres, si pesant quand son petit frère s’amuse à lui « coller la honte ». Parfois, dans la cour du collège, Lucas a des gestes obscènes, et les moqueries pleuvent. Camille peine à tout encaisser. Elle-même a été harcelée et frappée par d’autres élèves parce qu’elle ne « rentrait pas dans le moule » : trop mature, trop en décalage… « La différence, ça fait toujours peur », analyse-t-elle. Que se serait-il passé si Lucas n’avait pas été handicapé ? « J’aurais été comme eux, plus bête », explique l’adolescente, si menue dans son large T-shirt. Mais « tout aurait été peut-être un peu plus léger, je me lâcherais plus », suppose-t-elle, s’avouant « un peu pessimiste de la vie ».

Cette enfance bousculée, passée aux côtés du handicap ou dans son ombre, la justice en a reconnu la difficulté en de rares occasions. Le 4 décembre 2018, la cour administrative d’appel de Bordeaux a ainsi ordonné la compensation des « préjudices moraux » subis par les parents et le frère de deux enfants atteints d’une maladie génétique non diagnostiquée in utero à la suite d’une « faute caractérisée » de l’hôpital. Les résultats du test génétique de ces triplés, réalisé à la demande de la famille, avaient été égarés par l’équipe médicale de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne).

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Florian, aujourd’hui âgé de 20 ans et titulaire d’un CAP pâtisserie, a reçu 10 000 euros pour cette faute de l’hôpital. Son frère Damien, myopathe, suit un BTS comptabilité. Le troisième, Kevin, myopathe également, est hospitalisé depuis trois ans en hôpital psychiatrique à cause de crises psychotiques l’ayant conduit à agresser ses frères, armé d’un couteau.

Cette décision judiciaire de dédommager la fratrie, qui n’a que cinq précédents, est qualifiée par certaines associations opposées à l’avortement comme une forme de dénigrement du handicap. Elle constitue pourtant « un acte politique fort de la part des juges administratifs », analyse Kim-Khanh Pham, chercheur doctorant sur l’inclusion des personnes handicapées. « C’est une reconnaissance du fait que le handicap perturbe l’organisation de toute une famille, et que la société ne fait pas assez pour compenser ces difficultés », affirme le chercheur, par ailleurs administrateur de l’association Droit Pluriel, qui milite pour une meilleure considération sociale du handicap. Cette indemnisation financière permet, selon lui, de montrer combien « l’allocation handicapée est largement insuffisante pour compenser les conséquences du handicap sur son environnement direct. »

Car si les structures pour l’accueil des personnes handicapées sont déjà rares, c’est presque le néant en ce qui concerne leurs frères et sœurs. Longtemps, Alexandre Gilles a cru qu’il était « seul au monde, avec toutes ses angoisses ». Quand on a enfin diagnostiqué la maladie qui expliquait le retard de développement de son frère, leur père a quitté le domicile. « Il a dit qu’il ne voulait pas d’un enfant mongol, se souvient ce professeur, aujourd’hui âgé de 37 ans. Je l’ai haï instantanément d’avoir osé prononcer cette phrase devant nous. »

« Un moment pour eux »

A l’époque, Alexandre Gilles a 4 ans. Sa vie se referme sur ce noyau familial restreint : sa mère et son frère, quasi fusionnels. « Le handicap peut couper de tout lien social, surtout quand l’argent est un souci de chaque instant ». Comment sa mère, qui avait déjà dû renoncer à travailler, aurait-elle pu lui payer des activités alors qu’elle peinait déjà à boucler les fins de mois ? C’est seulement dans les salles d’attente des rendez-vous médicaux qu’il prend conscience de « toutes ces familles que la société ne veut pas voir, qui vivent leur drame bien caché chez eux ».

Un jour, l’adolescent fouille dans le porte-monnaie maternel, à la recherche d’une pièce. « Il n’y avait que des photos de mon frère, j’avais l’impression de n’être rien pour personne », se rappelle-t-il. Resté célibataire, l’idée d’avoir une famille est encore aujourd’hui trop douloureuse. Envers son frère, Alexandre Gilles ressent ce « mélange de tendresse infinie et de rejet profond ». Il l’a toujours tu à sa mère, « pour ne pas ajouter de la douleur à la douleur ». Aux gens qu’il rencontre, il dit souvent qu’il est fils unique.

C’est pour éviter ce genre de souffrances silencieuses que quelques rares associations ont mis en place, au cours des dernières années, des groupes de parole destinés spécifiquement aux fratries. « Il y a malheureusement peu de demandes, car les parents sont déjà souvent épuisés, donc penser en plus au frère ou à la sœur est une difficulté supplémentaire », souligne Marion Hess, psychologue clinicienne.

Mère de trois garçons, Marie Pellicano a inscrit son cadet de 8 ans à un atelier organisé tous les deux mois à Paris par l’association TouPi, destiné aux frères et sœurs d’enfants autistes. Cette institutrice voulait impérativement « un temps à lui pour qu’il puisse s’exprimer sur ce qu’il vit avec son frère aîné, sur ce qu’il trouve injuste ». Le choix d’avoir un troisième enfant « était aussi une envie de répartir la charge du handicap, de ne pas la faire porter par un seul frère à l’avenir. »

Dans la maison d’accueil spécialisée du XIIIe arrondissement de Paris, ce samedi d’avril, les deux ateliers – un pour les 6-9 ans, l’autre pour les 10-14 – sont encadrés par quatre psychologues. Marie, 13 ans, est venue en train de l’Oise pour assister à la réunion, faute de groupe de parole plus près de chez elle. Sur des petits bouts de papier, chacun écrit des questions concernant le handicap. Marie parle de son grand frère, de son trouble psychique si méconnu et complexe. Comment expliquer quand on est une enfant ce que les médecins eux-mêmes peinent encore à établir ? « Petite, j’ai fugué parce que c’était trop difficile de vivre avec lui, dit l’adolescente. Aujourd’hui, j’ai appris à vivre avec, et je l’accepte. »

Mais comment le faire accepter à son entourage ? Une amie venue un jour jouer à la maison lui avait confié avoir peur de ce frère handicapé. Autour de la table, les autres enfants acquiescent. « Ça fait six fois qu’on change de nounou parce qu’elles disent toujours qu’elles ont trop peur de mon petit frère pour rester », renchérit un jeune garçon. « Avant, ça me mettait en colère, reprend Marie, maintenant ça me fait pitié pour eux, je me rends compte que s’ils ont peur c’est juste parce qu’ils ne connaissent pas ». A la psychologue qui lui demande si le handicap de son frère lui apporte quelque chose en plus, elle répond : « Du courage, de la patience, de la compréhension, et aimer les autres tels qu’ils sont ».

Interview du docteur David Gourion, : auteur de « Eloge des intelligences ­atypiques »

« A nous de prendre la relève »

A 27 ans, Camille Lacaze n’a réussi à formuler que très récemment ce qu’avait changé pour elle la naissance de sa sœur Mathilde, atteinte de trisomie 21. Elle se souvient avoir pleuré, à l’époque : « J’aurais préféré que ce soit moi. » Aujourd’hui, elle accompagne des familles touchées par le handicap, et mesure combien cette proximité « est un bagage lourd de richesses ». Par rapport aux gens de son âge, elle s’est découvert « une force infinie, une absence de peur ». « Quand j’ai un choix à faire, je me sens sereine, alors que je vois tous les autres pétrifiés par le doute pour un rien. » Depuis peu, elle pense à elle. A son désir d’être mère, qui germe doucement. Fera-t-elle un dépistage pour savoir si son enfant risque d’être lui aussi trisomique ? Le garderait-elle ? « Si je décidais d’avorter, ce ne serait pas par peur de la différence, mais par peur de l’épuisement », dit-elle.

Car tous ces frères et sœurs ont vu au plus près le parcours du combattant vécu par leurs proches. Les années passées à trouver une place à ces enfants « différents » dans la société. Beaucoup en ont fait un acte militant. Pour Robin Guillou, 28 ans, la trisomie 21 de sa sœur aînée sera toujours « la tâche de fond de sa vie ». Lui a dû devenir « le grand frère de la grande sœur », par la force des choses. Adulte, son regard sur la société n’en est que plus critique. « Le problème du handicap, c’est que ça développe l’empathie alors que la société prône l’individualisme. En France, il faut être brillant, sinon tant pis pour toi ».

Sa petite sœur, Coline Guillou, 23 ans, appréhende de plus en plus l’avenir. « C’est angoissant parce qu’on sait que ce sera à nous de prendre la relève un jour », dit-elle. Faudra-t-il la laisser dans une de ces « structures miteuses, où elle va dépérir », cette sœur « artiste », qui peint, danse et aime les chevaux ? Ou la prendre avec elle, mais « mettre de côté [sa] vie à [soi] ». Le dilemme est insoluble, et « tellement culpabilisant ». « C’est un poids que l’on ne devrait pas avoir à porter seul. »

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des familles