Julian Alaphilippe, dimanche 21 juillet, lors de l’étape pyrénéenne entre Limoux et Foix Prat d’Albis. / MARCO BERTORELLO / AFP

Lorsque dimanche 21 juillet, à un peu moins de 6 km du Prat d’Albis, sur une pente irrégulière et granuleuse, Julian Alaphilippe a regardé ses chaussures sur une nouvelle accélération de Thibaut Pinot, montrant son premier signe de faiblesse du Tour de France, d’étranges applaudissements ont émané de la salle de presse. Sans doute exprimaient-ils un soulagement de voir une forme de logique se réinstaller dans une course qui, chaque fois qu’elle en a manqué, s’est abîmée dans le soupçon.

Après sa démonstration sur le contre-la-montre de Pau, vendredi, et dans l’ascension du col du Tourmalet, samedi, une forme de malaise était née dans la caravane du Tour, dans les discussions ponctuées de sourires entendus. Il aurait grossi, sans nul doute, n’eût-il légèrement perdu pied dans cette troisième étape pyrénéenne, la plus dure avec l’enchaînement de trois cols courts et pentus. « C’est quelque part rassurant de le voir craquer un peu maintenant », confirmait Nicolas Portal, directeur sportif de l’équipe Ineos de Geraint Thomas, à l’arrivée.

Julian Alaphilippe a cédé, mais pas grand-chose, et personne, surtout pas lui, n’aurait pu imaginer qu’il ait accru son avance au classement dans la traversée des Pyrénées. Arrivé à Toulouse, mercredi 17 juillet, avec trois poursuivants (Geraint Thomas, Egan Bernal et Steven Kruijswijk) à moins d’une minute et demie, il a quitté Foix, dimanche, avec une minute et trente-cinq secondes d’avance sur Thomas, qui reste son dauphin. Le discours du Team Ineos, lors de leur conférence de presse de jour de repos lundi 22 juillet à Nîmes, promettait d’être bien différent de celui, assez détendu, tenu une semaine plus tôt.

« Vous voyez, il ne gagnera pas le Tour de France ! »

Personne n’imaginait le Français reprendre du temps à Thomas dans le contre-la-montre puis dans la haute montagne. D’abord en raison d’éléments conjoncturels : cette énergie abandonnée dans ses offensives d’Epernay et Saint-Etienne, dans les sollicitations médiatiques obligatoires et celles, facultatives, qu’il sacrifie aux enfants devant son car, chaque matin.

Les directeurs sportifs et entraîneurs prévenaient, tous, que l’énergie laissée çà et là finirait par lui manquer dans un col, et lui aussi le savait : « Il n’y a pas beaucoup de leaders du classement général, vainqueurs potentiels du Tour, qui s’amusent à rouler à bloc dans une bordure ou s’arrêtent pisser à un moment qui n’est pas idéal. »

Malgré cette débauche d’énergie, Julian Alaphilippe a réalisé ses meilleures performances en contre-la-montre et en montagne, deux jours d’affilée. Dans la montée, plus courte, de Prat d’Albis, à l’issue d’une journée très usante, il a égalé des performances déjà produites par le passé sur des cols d’une demi-heure.

Après son émergence soudaine dans les classiques, en 2016, Julian Alaphilippe et son cousin et entraîneur, Franck Alaphilippe, avaient caressé l’idée de développer ses qualités de grimpeur. Paris-Nice 2017 avait mis un frein à cette ambition, lorsque Julian Alaphilippe, maillot de leader sur le dos, avait explosé à 5 km du sommet du col de la Couillole (Alpes-Maritimes), juge de paix trop long pour lui – 16 km.

Patrick Lefevere, le manageur de son équipe Quick-Step, avait plastronné : « Vous voyez, il ne gagnera pas le Tour de France ! » Pour l’équipe belge, les classiques primaient, et Alaphilippe était retourné développer ses qualités d’explosivité. Au point de devenir, depuis 2018, le meilleur coureur du monde sur les efforts de trente secondes à cinq minutes. Et d’échouer sur chaque course d’une semaine, dès qu’il lui fallait défendre un bon classement général en haute montagne.

Cette spécificité est-elle compatible avec l’excellence sur les efforts longs de près d’une heure ? Interrogé durant la première semaine, Xabier Artetxe, entraîneur d’Egan Bernal chez Ineos, s’avouait sceptique :

« Entre des efforts de six à douze minutes et un effort de quarante minutes, à répéter deux ou trois fois dans la journée, c’est une autre histoire. »

Julien Pinot, entraîneur de son frère Thibaut, constatait en écho que jamais Alaphilippe n’avait accompagné le gratin mondial sur un col de quarante minutes, après une longue journée en montagne. « Il a fait de belles choses sur des montées sèches. Mais en troisième semaine, il y a l’altitude, de longs cols, ce serait logique qu’il coince. »

« Matelas de zone grise »

L’an passé, Julian Alaphilippe a fait ses premiers stages en altitude et reconnaissances des étapes de montagne du Tour de France, qui ont porté leurs fruits avec deux victoires et un maillot de meilleur grimpeur, grâce à une stratégie de baroudeur et un état de forme optimal. Mais le maillot jaune lui a indubitablement fait passer un cran.

« A l’arrivée au Tourmalet, j’étais surpris, comme lui, dit Samuel Bellenoue, directeur de la performance chez Wanty-Groupe Gobert. Cela déroge à ce qu’on a l’habitude de voir : une progression linéaire, mesurée. Là, il explose sur une durée d’effort à laquelle il ne nous avait pas habitués et on peut penser qu’il aurait pu gagner l’étape. Ce qui est encore plus incroyable, c’est le rythme auquel la montée s’est faite, réaliste physiologiquement mais que lui n’avait jamais pu suivre. »

« Cependant, poursuit l’entraîneur, c’est un garçon très sentimental, qui a prouvé sa capacité à se transcender. Il ne se met pas de barrière à l’inverse de certains coureurs, qui travaillent plus de manière raisonnée, avec les chiffres de puissance. Et si on ne se met pas de barrière, quand les jambes vont… »

Jean-Baptiste Quiclet, directeur de la performance chez AG2R-La Mondiale, estime aussi que le port du maillot jaune peut avoir un impact non négligeable sur la performance. « Chacun a une aptitude différente à tolérer la douleur et on peut imaginer que le maillot jaune déplace les seuils. Entre les aptitudes physiologiques et ce que l’athlète arrive à faire, il y a toujours un petit matelas de zone grise. Tactiquement, stratégiquement, physiologiquement parlant, c’est presque irrationnel, mais il a réussi à le faire : c’est bien qu’il y a des mécanismes autres que physiologiques. »

D’autres soulignent encore que la durée courte de l’étape du Tourmalet – trois heures – jouait à son avantage. Deux des trois étapes des Alpes seront aussi disputées sur un format raccourci – 126 et 130 km. Dimanche soir, Julian Alaphilippe, langue pendante, n’avait pas la tête d’un homme en situation de garder son maillot jaune dans une semaine. Mais le galopin n’en serait pas à sa première farce.