L’avis du « Monde » - à voir

Si le cinéma indépendant a pour habitude de rendre visibles les minorités et les marginaux, peu de films se risquent à produire une image ou une certaine idée du peuple américain. C’est pourtant vers cet horizon intenable que tend tout entier Give Me Liberty, second long-métrage de Kirill Mikhanovsky, réalisateur né à Moscou et venu s’installer aux Etats-Unis à la fin des années 1980. Inspiré par son expérience d’ambulancier à son arrivée sur le sol américain, le film s’inscrit à la croisée de deux influences géographiques, a priori peu conciliables, que porte en lui son réalisateur. D’une part celle, locale, de Milwaukee, dans le Wisconsin, ville rarement visitée par le cinéma, où vivent côte à côte de nombreuses communautés issues de l’immigration. De l’autre l’origine russe que le cinéaste partage avec ses personnages, vent slave qui emporte le récit dans ses bourrasques de sa folie douce et de son expressivité exacerbée.

Vic (Chris Galust), jeune conducteur de véhicule utilitaire pour personnes sévèrement handicapées, veille également sur un grand-père russe qui retombe dans une enfance particulièrement agitée. Le jour où cet aïeul doit assister à des funérailles, Vic accepte de le transporter au cimetière avec d’autres seniors de la communauté, tout en menant de front ses courses du jour. Mais les requêtes de chacun, auxquelles s’ajoutent une pluie d’imprévus, compliquent considérablement son parcours. Comme cette manifestation qui bloque le quartier afro-américain et l’empêche de récupérer à temps une jeune femme noire atteinte de la maladie de Charcot, Tracy (Lauren « Lolo » Spencer), excédée par son retard. Sous pression, Vic prend également à son bord un dénommé Dima (Maxim Stoyanov), un Russe louche qui se prétend le neveu de la défunte, mais dont on perçoit mal les véritables intentions. L’attelage hétéroclite fonce aux quatre coins de la ville et manque plus d’une fois de chavirer.

Course folle à travers la ville

Give Me Liberty, qui se déroule sur une seule journée, se signale d’emblée par son rythme trépidant, celui d’une course folle à travers la ville. Sous ses airs de comédie à l’habillage réaliste, le film vaut pour son incroyable galerie de personnages, interprétés par un casting d’acteurs non professionnels, pour certains issus de Milwaukee, qui sont aussi bien la chair que le moteur du récit. Vieillards azimutés, clandestins russophones, minorité afro-américaine, handicapés moteurs et mentaux : ceux-ci composent un attelage hétéroclite, réserve de visages hirsutes, de corps cabossés, d’accents étrangers et de mobilités incontrôlables, qui ne rencontrent pas souvent les honneurs de la fiction officielle. En les rassemblant, le film ne dresse pas un panel œcuménique, mais une cohorte réjouissante de par son éparpillement et son désordre.

C’est précisément au cœur du chaos que Kirill Mikhanovsky déniche l’image d’un peuple : une joyeuse cacophonie dont les éclats intempestifs et contradictoires sont toujours susceptibles de réveiller une énergie insurrectionnelle. Chaos relayé par une mise en scène toujours aux abois, avec sa caméra branque aux embardées quasi documentaires (travail renversant du chef-opérateur Wyatt Garfield), tandis que le montage syncopé produit un grand télescopage d’instantanés. L’effervescence du film culmine lorsque les protagonistes se retrouvent au cœur d’une émeute à laquelle ils prennent part, le film basculant alors dans un noir et blanc quasi fantasmatique.

Au milieu de tout cela, Vic demeure un personnage indéterminé, jeune homme sans ambition dont le rôle non seulement de chauffeur, mais de factotum corvéable à merci (il travaille pour un service de soins « ubérisé »), renvoie surtout à cette part invalide de la société qu’il aide tant bien que mal à circuler. Sa camionnette est, en quelque sorte, la métaphore du film : elle est la voiture-balai des derniers laissés-pour-compte de l’Amérique, ceux dont les corps sont dépourvus de la moindre valeur marchande. C’est sans doute là que réside la plus belle idée de Kirill Mikhanovsky : c’est le handicap qui fait le peuple, handicap qu’il faut bien sûr prendre au sens large (non seulement physique, mais aussi social ou symbolique) comme l’absence d’un quelconque privilège.

GIVE ME LIBERTY - Bande-annonce
Durée : 01:58

Film américain de Kirill Mikhanovsky. Avec Chris Galust, Lauren « Lolo » Spencer, Maxim Stoyanov (1 h 51). Sur le Web : givemeliberty-lefilm.com, facebook.com/wildbunchdistribution