La rue Velasquez, l’artère qui descend au cœur du quartier espagnol de Tanger. / Théa Olliver

Il est 10 heures, et les boutiques sont encore fermées rue Velasquez, l’artère qui descend au cœur du quartier espagnol de Tanger depuis la « terrasse des Paresseux ». La place offre une vue imprenable sur le détroit de Gibraltar. Un peu plus bas, les chaises des deux cafés de la rue piétonne se remplissent sous le soleil. Au bout, deux tables vertes et roses dénotent devant la devanture d’une librairie. « On a descendu par hasard cette rue qui avait une vue magnifique sur la mer », explique une touriste française qui sort de la boutique avec une affiche roulée sous le bras et une édition ancienne du Prince de Machiavel en main. C’est ce hasard et cette flânerie que recherchait Stéphanie Gaou, en ouvrant sa librairie-galerie Les Insolites, en 2010, rue Velasquez.

Mal famé et réputé être un « coupe-gorge » à cause de ses bars et de ses bagarres, ce quartier du centre-ville a connu ses heures de gloire dans les années 1940-1950. Depuis dix ans et l’arrivée des Insolites, les acteurs culturels privés reprennent possession du quartier. « On me trouvait folle de m’installer ici, se rappelle Stéphanie Gaou. Mais cette rue piétonne est géniale, entourée d’immeubles Art déco. Je voulais ramener la culture là où il n’y en avait plus. »

Retour des artistes

La Française aux longs cheveux parsemés de mèches grises a ouvert sa librairie dans une ancienne boutique de meubles en bois. « J’en ai fait un lieu de rencontre et d’accueil des artistes qui ne trouvaient pas où exposer », explique l’entrepreneuse. Livres, photos, peinture, collage, sérigraphie… « Je travaille tout ce qui est en papier », résume-t-elle. Mais ce sont surtout ses événements qui donnent un nouveau souffle à la rue.

« Avec ses lectures, ses expositions et ses vernissages chaque semaine, la librairie a redonné son identité culturelle au quartier », s’enthousiasme Jaafar, né dans l’immeuble beige Art déco juste en face. « Dans les années 1950, la rue était huppée et emblématique. L’Hôtel Velasquez et le restaurant Le Nautilus attiraient les artistes comme Paul Bowles, Mohamed Choukri, Barbara Hutton, se souvient-il, nostalgique. Mais la rue était ensuite devenue un point noir de la ville. Aujourd’hui, écrivains et artistes sont de retour. »

La « terrasse des Paresseux », à Tanger. / Théa Olliver

Peintre tangéroise, Najoua Al-Hitmi a transformé en atelier l’appartement familial abandonné depuis vingt ans. « Ici, tout se mélange et les gens se respectent », décrit-elle depuis sa terrasse du quatrième étage, en observant cette rue où cohabitent cabinets de médecins et d’avocats, bar à tapas et association soufie.

Un peu plus loin, derrière une fenêtre grillagée, des tableaux sont encore visibles à travers une couche de poussière. Une ancienne galerie qui a fermé après quelques mois d’activité. « Peut-être à cause d’un loyer trop élevé », avance Najoua Al-Hitmi. Pourtant, d’autres entrepreneurs culturels ont réussi. « Après l’ouverture des Insolites, on s’est dit que c’était possible », témoigne Yann Tribes, qui a inauguré sa galerie Artingis en 2010, en face de la librairie. « Mais beaucoup de boutiques sont encore abandonnées, car les loyers sont trop chers », confirme-t-il. S’ajoutent les bistrots à la mauvaise réputation qui refroidissent les commerçants susceptibles de s’installer. A quelques mètres de la galerie Artingis, le bar à tapas crache de la musique chaâbi toute la nuit. « La journée, c’est l’art. Quand le soleil se couche, c’est autre chose », résume Yann Tribes, qui expose des peintures et des livres anciens.

Dans une rue encontrebas, en face d’une ancienne église espagnole, Aziza Laraki a ouvert en octobre 2017 la Gallery Kent, dans les anciens locaux commerciaux de son père, mitoyen du bar-restaurant Casa Espagna. Un business qui ne tiendrait pas si elle devait payer un loyer. « Même si les prix des œuvres sont plus faibles qu’à Casablanca, la galerie a tout de même pris une ampleur inattendue. C’est la preuve qu’il manque un véritable marché de l’art, que nous sommes en train de créer », affirme la galeriste marocaine, optimiste. Elle compte sur la nouvelle ligne de train à grande vitesse, ouverte en novembre 2018 entre Casablanca et Tanger, pour attirer de nouveaux clients.

Partage et mixité

Une volée de marches plus bas, des jeunes traînent entre des immeubles, écoutant de la musique marocaine et fumant des cigarettes. Plus loin, quelques rythmes et notes de guitare électrique s’échappent d’une porte en fer forgé grand ouverte, surmontée de lettres majuscules : Tabadoul.

En 2013, Silvia Coarelli a rénové cette ancienne usine de pansement abandonnée pendant vingt ans. Elle l’a transformée en espace polyvalent destiné à promouvoir et à accompagner les artistes et à favoriser l’échange culturel. « Le soir où j’ai découvert l’association Tabadoul, la salle de concert débordait de jeunes qui bougeaient avec une énergie folle ! », témoigne Serge Mbasi, batteur et professeur de percussion. « Le son attire les jeunes du quartier qui entrent pendant les répétitions », raconte le Camerounais, heureux que soient créés des moments de partage avec les habitants issus de milieux populaires. « Avant, il n’y avait pas de gardien, pas de lumière, pas de banque… C’était un coupe-gorge. Aujourd’hui, ça va mieux », explique Silvia Coarelli.

La librairie-galerie Les Insolites, rue Velasquez, à Tanger. / Théa Olliver

La militante italienne organise, entre autres, des cours d’éveil musical pour les enfants des écoles publiques du quartier. En cinq ans, elle a réussi à créer « une véritable communauté » qui crée de la mixité sociale. « Nous avons de plus en plus de filles », se réjouit-elle.

Si ce quartier n’a pas encore connu de gentrification, il est l’un des mieux dotés en culture de tout Tanger, une ville de près de 2 millions d’habitants, deuxième pôle économique du Maroc. C’est ce que constate Hicham Bouzid, directeur artistique de Think Tanger, projet qui explore depuis 2016 les mutations urbaines de la ville du détroit. Le siège de l’association est à quelques pas de la place centrale du Grand-Socco et de l’historique cinéma Rif, rénové en 2007. Mais hors de question de « se contenter » du centre-ville, même si celui-ci donne accès à « un écosystème agréable ». « Nous militons pour instaurer une mobilité avec les périphéries qui n’ont aucunes infrastructures socioculturelles », décrypte le jeune Marocain.

Assise devant sa librairie une tasse de café à la main, Stéphanie Gaou reste prudente après presque dix ans d’activité et prévient : « Sans élan de la part des autorités, toutes ces initiatives privées ne pourront jamais prendre beaucoup d’ampleur. »

Quartiers d’Afrique, notre série d’été

Ils sont étonnants, innovants, branchés ou en mutation. Cet été, Le Monde Afrique vous emmène à la rencontre de quartiers de capitales africaines à l’histoire singulière. De Maboneng, à Johannesburg, délaissé à la fin de l’apartheid avant de devenir un symbole de mixité, à Osu, quartier de la capitale ghanéenne, aux airs de pépinière de créateurs, en passant par PK5, quartier à majorité musulmane de Bangui, en Centrafrique, qui renaît au commerce après la sanglante crise de 2013, nos journalistes vous font découvrir des lieux d’exception qui disent à eux seuls beaucoup des pays explorés et du continent. Bon voyage !