Sur le papier, c’est la recette idéale pour faire fortune. Elle permet d’ouvrir une boutique mondiale sans frais, d’importer des marchandises sans devoir gérer de stocks, et de réaliser facilement des marges gigantesques. Pourtant, le « dropshipping » est loin d’être la poule aux œufs d’or que promettent de nombreux sites et youtubeurs, experts autoproclamés du commerce.

Le principe de cette pratique, parfaitement légale, consiste à supprimer une étape dans la chaîne commerciale : là où une boutique commande des marchandises à un fournisseur pour ensuite les vendre à un client, le « dropshipper » attend d’effectuer une vente avant de passer commande à son fournisseur, et fait livrer les produits directement au client. En pratique, le terme désigne surtout les boutiques en ligne qui vendent des produits achetés à des géants de l’export chinois comme Aliexpress (groupe Alibaba) et les font livrer directement à des clients en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil ou en Israël. Des milliers de boutiques de ce type apparaissent chaque année, lancées par des internautes qui salivent devant les marges promises par un business où l’on peut vendre 30 euros des gadgets achetés 3 euros, livraison inclue, en Chine.

Mais comme toutes les recettes miracle pour faire fortune, ce système cache de multiples problèmes. Et pas seulement parce qu’il est une importante source d’arnaques et recèle des boutiques qui fraudent plus ou moins consciemment la législation en matière de droit de rétractation, de droits de douane ou de publicité mensongère. Côté vendeur également, tout est loin d’être rose.

Marges de rêve, frais importants et clients floués

« C’est une arnaque double face », résume Jean-Baptiste Boisseau, du site Signal-Arnaques qui répertorie les signalements de clients s’estimant floués. « Les consommateurs se font arnaquer, ils ont un produit et un service après-vente qui ne sont pas du tout à la hauteur. Et les gens qui se lancent dans le business du “dropshipping” sont persuadés qu’ils vont gagner quelque chose. Mais les seuls qui y gagnent, ce sont les intermédiaires : Shopify [qui permet de créer un site marchand en quelques minutes], Facebook et les gens qui vendent des formations. »

« J’ai vendu une lampe 70 dollars, en espérant en gagner 30, mais mon client était au Canada, et les frais de port m’ont coûté 25 dollars. Je n’ai gagné que 5 dollars »

Car le « dropshipping » est un marché difficile. Des centaines de sites, pour certains montés par des personnes n’ayant aucune formation en commerce, sont en concurrence et vendent souvent les mêmes produits, à des tarifs similaires. Surnager dans cet océan de sites est presque impossible pour un particulier. Un Américain, Cody, a tenté l’expérience et s’est rapidement rendu compte que rien n’était simple : « Après avoir lancé ma boutique, j’ai fait quelques ventes la première semaine, explique-t-il au Monde. Mais je n’avais pas assez de données pour faire de la publicité ciblée sur Facebook. » Il investit pour promouvoir ses produits, mais sa seule vente est loin de lui rapporter ce qu’il espérait : « Tout le monde vous conseille d’offrir les frais de port internationaux, mais tous les [fournisseurs] Aliexpress ne le font pas. J’ai vendu une lampe 70 dollars, en espérant en gagner 30, mais mon client était au Canada, et les frais de port m’ont coûté 25 dollars. Je n’ai gagné que 5 dollars. »

S’ajoutent à ces aléas des frais qui peuvent vite s’accumuler, et notamment l’abonnement, presque indispensable, à Shopify, le leader mondial des sites de vente « clef en main ». L’option de base est un abonnement à 30 dollars par mois, auquel s’ajoute une commission de 2 % sur les ventes ; en échange, Shopify héberge le site, gère les systèmes de paiement, et propose divers services. La plate-forme canadienne, cotée à la Bourse de New York, incite assez clairement ses utilisateurs à se lancer dans le « dropshipping » : elle a racheté en 2017 Oberlo, une start-up lituanienne dont le principal produit est un module pour Shopify qui permet de chercher et d’ajouter automatiquement à votre magasin en ligne des produits trouvés sur Aliexpress.

Le Monde a testé le service pour les besoins de cet article. En moins d’une demi-heure, nous avons pu créer une boutique en ligne anonyme – désactivée depuis – proposant à la vente des « cravates Hubert Beuve-Méry » (« Tout le sérieux du Monde dans une cravate »), achetées moins de deux euros en Chine, au prix de cent euros. Aucun message d’avertissement quant au droit des marques, ou au fait de multiplier le prix du produit par cinquante, n’a été affiché.

Faux commentaires et notifications bidon

Pousse-au-crime, Shopify ? En 2017, l’action du groupe avait plongé après la publication d’une vidéo d’Andrew Left, consultant boursier coutumier des grandes déclarations choquantes, qui avait comparé le business model du groupe à celui d’Herbalife, condamnée ces dernières années à plusieurs reprises pour son système de vente pyramidal. La société a fermement démenti ces « affirmations sans fondement » d’un « troll ». Sans aller jusqu’à cette comparaison peu étayée, l’entreprise canadienne a longtemps toléré sur sa plate-forme des modules permettant, par exemple, d’afficher facilement de faux commentaires clients – et autorise toujours des outils qui « importent » les commentaires déposés sur Aliexpress, donnant à des pages tout juste créées l’apparence d’un site ayant de très nombreux clients.

Jusqu’en 2018, un outil permettant d’afficher de fausses notifications d’achat, de type « Julien, à Marseille, vient d’acheter le produit que vous regardez », était également disponible dans le magasin d’application de Shopify. Il a depuis été retiré, mais il est toujours possible de l’installer avec quelques connaissances techniques de base.

Exemple d’email envoyé par Oberlo aux utilisateurs de son service, promettant une marge de 600 %.

La plate-forme ne facilite pas non plus le signalement des magasins qui trichent : aucun bouton, aucune procédure facilement accessible ne permet d’alerter Shopify sur un problème. La société, qui n’a pas souhaité répondre à une série de questions détaillées du Monde, assure toutefois « prendre au sérieux toutes les questions sur les biens et les services proposés par les marchands sur notre plate-forme. Plusieurs équipes enquêtent sur les violations présumées de notre politique d’utilisation, les signalements de violation du droit d’auteur ou pour fraude. Nous enquêtons sur tous les signalements et nous agissons immédiatement si un revendeur ou un partenaire ne respecte pas nos règlements. »

Les seuls marchands indépendants qui semblent parvenir à tirer leur épingle du jeu sont ceux qui trouvent une niche dans laquelle la concurrence est faible, ou qui abandonnent le « dropshipping » pour ouvrir une boutique plus classique. Cody, dessinateur 3D de formation, a finalement abandonné la vente de produits chinois pour celle de ses designs. « Les marges sont bien meilleures parce que c’est du 100 % numérique, explique-t-il. Les seules dépenses sont l’abonnement Shopify et les publicités. »

Publicité, influenceurs et marketing louche

Les publicités représentent une partie majeure des coûts des « dropshippers » : elles sont le seul moyen de se distinguer des autres marchands et de faire découvrir des sites nouvellement créés. Outre les publicités ciblées sur Facebook ou Google, relativement bon marché, certains marchands ont aussi recours à des placements de produits ou à des opérations de promotion auprès d’influenceurs sur YouTube ou Instagram. Fin 2018, deux influenceurs français très connus avaient été épinglés pour avoir fait la promotion de montres chinoises vendues vingt fois leur prix ; le compte Twitter Doubleshitfuck (fermé au moment de l’écriture de cet article) signalait régulièrement des opérations marketing louches du même type.

Ces opérations de promotion sont coûteuses, et ne sont donc pas à la portée des particuliers attirés par les sirènes du « dropshipping ». Ce modèle de vente est de toute manière sur une pente déclinante, note Jean-Baptiste Boisseau, du site Signal-Arnaques. « Ça ne marche plus depuis au moins cinq ans. Il y a des gens qui ont pu faire un peu leur trou sur le sujet entre 2010 et 2014, mais aujourd’hui ça n’existe plus. Souvent, on entend dire que les montres Daniel Wellington ont commencé comme ça. C’est vrai, mais les entrepreneurs qui sont passés par ça l’ont fait six mois, ont gagné un peu d’argent, et s’en sont servis pour lancer un business. Un peu comme Xavier Niel [actionnaire à titre individuel du Monde] a commencé dans le Minitel rose, ou Steve Jobs en vendant des boîtiers pirates pour téléphoner gratuitement. »

Des vidéos YouTube de formation au dropshipping.

« A chaque fois qu’on essaye de demander aux “dropshippers” des preuves tangibles de leur succès, il n’y a plus personne »

Reste qu’il existe bien une niche du « dropshipping » qui semble rapporter : celle des formations. Sur YouTube et une multitude de sites, des centaines d’experts plus ou moins autoproclamés promettent monts et merveilles aux particuliers qui achèteraient leurs formations donnant tous les trucs et astuces pour réussir dans le « dropshipping ». Rien qu’en France, au moins une dizaine de personnes proposent des formations vendues entre quelques centaines et quelques milliers d’euros. Parfois en recourant à des arguments douteux : Zellow, un ancien youtubeur spécialisé dans le jeu vidéo Minecraft reconverti dans le « dropshipping », propose ainsi une formation pour écrire des conditions générales de vente permettant de ne pas honorer le droit de rétractation des clients – ce qui est légalement impossible. Zellow n’a pas donné suite aux demandes d’entretien du Monde.

« Sur notre site, on a énormément de gourous du “dropshipping” qui viennent nous dire dans les commentaires de nos articles “mais si, ça marche, c’est parce que vous n’y connaissez rien que vous écrivez le contraire”, s’amuse Jean-Baptiste Boisseau. Mais à chaque fois qu’on essaye de leur demander des preuves tangibles de leur succès, il n’y a plus personne. La raison est simple : parce que c’est souvent bidon, et pour les quelques-uns qui gagnent vraiment de l’argent, c’est parce qu’ils ont des pratiques illégales. »