Des leaders de l’opposition manifestent contre la « mauvaise gouvernance », à Bamako, le 21 mai 2016. / HABIBOU KOUYATE / AFP

Mille francs CFA (1,50 euro) voire plus, glissés dans la poche des policiers par les chauffeurs pour échapper à un contrôle. Au Mali, la corruption est courante et le pot-de-vin est si systémique que certains chauffeurs, de taxis comme de camions, l’ont intégré à leurs frais, gonflant d’autant la facture pour le consommateur. « C’est la TVA malienne, ironise Moumouni Guindo, président de l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (Oclei). C’est terrible parce qu’au bout de la chaîne, ce sont les citoyens qui paient. »

Santé, éducation, emploi, sécurité, justice… Le président de l’Oclei est l’un des rares Maliens à dénoncer publiquement ce qui relève du secret de polichinelle : « Aucun secteur n’est épargné, il ne faut pas faire l’autruche. Les citoyens et les opérateurs économiques paient des pots-de-vin parce qu’ils y sont forcés ; ils n’ont souvent pas le choix. Cela montre que le système est infesté par la corruption, et que les citoyens s’y sont habitués. »

Au niveau macroéconomique, l’Etat malien ne donne pas le bon exemple. Un rapport, élaboré en novembre 2018 par le Canada, au nom des bailleurs internationaux du pays, l’a souligné. Selon ce document, que Le Monde s’est procuré, les autorités locales auraient dépensé de manière irrégulière 741,5 milliards de FCFA, soit 1,13 milliard d’euros, entre 2005 et 2017, et 35,5 % de ce montant relèverait de la fraude. Le reste est attribué à la mauvaise gestion des ressources publiques.

Fatigue des bailleurs de fonds

Ces montants ne sont pas nouveaux. Le rapport canadien compile en réalité les irrégularités financières publiées chaque année par le Bureau du vérificateur général (BVG) puisque depuis 2003, cette institution est chargée de dénoncer publiquement les soupçons de malversations.

« Nous avons sorti ce chiffre pour mettre la pression sur les autorités. Il y a une certaine fatigue des bailleurs par rapport au Mali. Il n’y a pas d’avancées notoires sur le plan politique et la mauvaise gouvernance persiste, alors que paradoxalement, c’est le Mali qui concentre une grande partie des enjeux de la sous-région », glisse un diplomate en poste à Bamako.

Selon nos informations, les 741,5 milliards de FCFA d’irrégularités financières représentent, en moyenne annuelle, 44 % de l’aide au développement allouée chaque année par les bailleurs internationaux. « On cofinance le développement mais aussi la corruption », s’agace une chancellerie européenne. « Le problème est tellement grand qu’on ne peut pas l’éviter. Sinon, que faudrait-il faire ? Se retirer ? », s’interroge une autre.

En 2018, le Mali a perdu plus de la moitié de la tranche variable de l’aide, alors établie à 20 millions d’euros, non décaissée par l’Union européenne (UE) faute de progrès suffisants en matière de scolarisation, de lutte contre la corruption et de réforme du secteur de la sécurité. Mais d’aucuns doutent que ce moyen de pression soit efficace. Pas plus qu’une dénonciation directe.

La justice dans le viseur

Mi-juillet, Dietrich Becker, l’ambassadeur d’Allemagne au Mali, a fait une sortie publique explosive dans un entretien au quotidien malien L’indépendant. « Je n’encouragerais pas un Allemand à investir au Mali vu l’état de corruption de la justice », a déclaré le diplomate qui, depuis, a été contraint de s’excuser.

La justice est de fait particulièrement pointée du doigt. Selon une enquête réalisée en avril par l’Institut de La Haye pour l’innovation du droit (HIIL), 58 % des quelque 8 300 Maliens interrogés ont qualifié cette institution de plus corrompue du pays, devant la police, les douanes et la gendarmerie.

Quant au traitement judiciaire des cas d’irrégularités financières, le rapport canadien précise que « près de la moitié des dossiers font l’objet d’un classement sans suite, donc pas de poursuite, faute d’infraction pénale ». Ce qui amène à un « niveau très bas de recouvrement de 6,5 % du montant total des irrégularités financières ». En clair, les autorités maliennes n’auraient récupéré qu’environ 48 milliards de FCFA (73,2 millions d’euros) sur les 741,5 milliards de FCFA d’irrégularités financières constatées par le BVG entre 2005 et 2017.

En juin, le ministère de la justice a joué la carte de la transparence. Sur son site, il a dressé le bilan des suites judiciaires réservées aux dénonciations qui ont été faites par le Vérificateur général depuis 2013. Selon lui, sur soixante et une dénonciations, dix affaires ont été classées sans suite, cinquante seraient en cours d’enquête préliminaire ou en information et un dossier a été jugé.

« Un combat de longue haleine »

« Si on admet qu’il y a de la corruption dans la justice, pourquoi ne pas se poser la question de l’influence qui est exercée par les corrupteurs au sein des organismes de contrôle de la corruption ? », s’interroge M. Guindo. Selon le patron de l’Oclei, certains ont déjà tenté de saboter, voire d’influencer, le travail des gendarmes de la corruption, tels que le BVG. « Tout cela fait que la lutte contre la corruption n’avance pas. La volonté politique est présente, mais elle peut être améliorée », avance-t-il prudemment.

Contacté, le ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, Yaya Sangaré, se veut rassurant : « Nous prenons acte des différents rapports et nous nous engageons à mener toute action qui permettra d’établir les faits. Il y a des constats, mais ils ne peuvent pas être considérés comme des faits établis. La justice fera son travail, en toute indépendance. (…) Les mesures prises ne produiront leurs effets que progressivement. La lutte contre la corruption dans notre pays est un combat de longue haleine. »

Le dernier rapport du BVG pour 2018 a déçu nombre d’observateurs. Le montant des fraudes dénoncées n’a jamais été aussi bas : 2 milliards de FCFA (3 millions d’euros) quand les précédents rapports – entre 2006 et 2017 – dénonçaient chaque année des fraudes oscillant entre 4,6 milliards de FCFA (7 millions d’euros) en 2016 et plus de 80 milliards de FCFA (122 millions d’euros) en 2006. Un différentiel dans lequel certains lisent une volonté de masquer le réel…

« L’élection présidentielle a eu lieu en 2018 et une partie de l’aide financière de certaines communes a été liée aux faveurs électorales que les politiques locaux voulaient bien leur accorder », glisse une source internationale, avant de dénoncer une utilisation des moyens de l’Etat à des fins électoralistes. Des allégations graves qu’il est impossible de confirmer, bien qu’elles soient partagées par d’autres acteurs. « Il faut que les gens soient prudents dans la manipulation des rapports du BVG », a réagi M. Sangaré, tout à s’abstenant de tout autre commentaire.

« L’Etat vu comme un agresseur »

Quoi qu’il en soit, les citoyens semblent avoir perdu confiance en l’Etat. Le dernier baromètre mondial de la corruption de Transparency International, souligne qu’en 2019, au Mali, 71 % des personnes interrogées ont estimé que leur gouvernement faisait un mauvais travail en matière de lutte contre la corruption.

Quelques mois après son accession au pouvoir, le président Ibrahim Boubacar Keïta avait pourtant fait de la lutte contre la délinquance financière une de ses priorités. « Nul ne s’enrichira plus illégalement et impunément sous notre mandat », avait-il alors déclaré, avant de faire de 2014 l’année de la lutte contre la corruption.

Mais au-delà des mots, les actes se font attendre. « Il y a beaucoup d’initiatives et de bonnes volontés, mais le résultat n’est pas à la hauteur », estime M. Guindo, avant d’insister sur l’impact, énorme, de la délinquance financière sur la stabilité du Mali : « L’une des conséquences de la corruption est que les citoyens ne voient plus l’Etat comme un protecteur mais comme un agresseur. Ça les éloigne de l’Etat et fait grandir chez eux un sentiment d’injustice. L’insécurité a été favorisée par la corruption. Tant que nous ne l’admettrons pas, nous ne lutterons pas contre ses causes profondes. »

D’autant que les systèmes de défense et de sécurité maliens sont au cœur des soupçons. « Les recrues maliennes souhaitant rejoindre les forces de sécurité doivent souvent payer leurs supérieurs si elles veulent accéder à la formation obligatoire, nécessaire pour valider leur intégration », dénonce un diplomate européen au Sahel. Une future recrue, rencontrée par Le Monde, assure ainsi avoir dû payer cette année 500 000 FCFA (762 euros) pour rejoindre la formation de la police et obtenir son concours.

Pis, une des chancelleries occidentales à Bamako a évoqué des obstacles bureaucratiques mis en place pour lui extorquer de l’argent ; des personnels chargés du contrôle aérien demandant des pots-de-vin en échange de… l’obtention d’autorisations d’atterrissage pour certains de ses avions, utilisés dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Le porte-parole du gouvernement, qui doute de telles pratiques, n’a pas souhaité réagir davantage.

Des allégations graves et une fois de plus invérifiables, mais qui soulignent l’ampleur des doutes des acteurs internationaux comme des citoyens quant au bon usage des fonds publics. Selon le baromètre mondial de la corruption 2019, six Maliens sur dix pensent que la corruption a progressé au cours des douze derniers mois. Ils étaient deux fois moins nombreux en 2015.