Célébration de la victoire à la présidentielle de Mohamed Ould Ghazouani le 23 juin 2019. / SIA KAMBOU/AFP

Tribune. Ce 1er août, les Mauritaniens vont vivre une première dans leur histoire politique : une passation de pouvoir entre deux présidents élus. Mohamed Ould Ghazouani, candidat soutenu par la majorité sortante, va succéder à Mohamed Ould Abdel Aziz après avoir remporté le scrutin du 22 juin dès le premier tour avec 52 % des voix. Fort de cette majorité absolue, le nouveau président va devoir affronter les délicats problèmes socio-économiques que connaît le pays. En effet, malgré les progrès accomplis ces dernières années, une extrême pauvreté frappe près des trois quarts de la population, selon un rapport des Nations unies paru il y a deux ans. Les politiques publiques des années à venir devront nécessairement être plus inclusives, sinon le risque d’une explosion sociale est bien réel.

Au vu de ses discours de campagne et de son programme, le nouveau président semble avoir pris la mesure des défis à venir. Il a tour à tour évoqué la réforme de l’éducation et de la santé, la nécessité d’une discrimination positive, la lutte contre la corruption et la gabegie, et jusqu’à la mise en place d’un vrai filet de sécurité sociale. Mais aura-t-il la possibilité de mettre en œuvre ces réformes d’envergure ? Un certain nombre de blocages systémiques risquent de compromettre cette ambition réformatrice, même si des solutions peuvent permettre d’en sortir.

Administration inefficace

On sait aujourd’hui que le développement économique n’est possible qu’à la condition d’avoir des « institutions » favorables. Par institutions, les économistes entendent à la fois les normes et valeurs informelles (les « habitudes mentales » de l’économiste américain Veblen) mais aussi les normes codifiées (textes juridiques, droit coutumier, etc.). A titre d’exemples, le respect du droit de propriété, la facilité de créer une entreprise, la fluidité administrative, semblent être autant de facteurs favorables au décollage économique.

De ce point de vue, la Mauritanie a encore du chemin à faire. Le classement Doing Business de la Banque mondiale par exemple, qui évalue l’environnement des affaires, place le pays au 148e rang sur 190. S’agissant de l’autre aspect des institutions, c’est-à-dire les « habitudes mentales », autrement dit les règles du jeu social intériorisées par les individus, on pourra citer parmi tant de pratiques qui freinent le développement économique, la norme du tcheb tchib qu’on peut traduire par la « débrouillardise ». Naguère étudié par le politiste Zekeria Ahmed Salem, le tcheb tchib indique la capacité, socialement valorisée, à trouver des occasions de s’enrichir ou simplement de survivre au prix bien souvent de détournements, d’appropriations illégales de terrains, de recel, de corruption, etc.

Une seconde dimension structurelle qui risque de bloquer les réformes à venir est la présence d’une administration pléthorique et inefficace. Dans un pays où règne l’économie informelle et où les possibilités d’emploi dans le privé sont limitées, les emplois publics, par la garantie qu’ils offrent d’un revenu stable, sont très recherchés. D’où une compétition féroce pour les obtenir. La distribution des postes à tous les échelons devient dès lors un enjeu politique et se fait, par moments, en fonction des rapports de force sociaux et des allégeances au pouvoir plutôt qu’au regard des compétences des candidats. Il en résulte un appareil administratif bien souvent inefficace et hypertrophié.

Droit de contrôle démocratique

Au-delà des indispensables réformes souvent évoquées des secteurs de l’éducation et de la santé et de l’augmentation des revenus sociaux, les blocages systémiques cités précédemment constituent sans doute le défi majeur pour le nouveau pouvoir. La réforme de la justice, dans l’objectif de la rendre plus indépendante et efficace, doit être un chantier prioritaire du prochain quinquennat. Cette réforme est le moyen le plus évident de favoriser les incitations à entreprendre et d’améliorer l’attractivité du pays. Comme le souligne un rapport du FMI paru dans Fiscal Monitor en avril, la corruption dans les pays pauvres est fréquemment un crime de calcul et non de passion ; le corrompu, dans son évaluation du risque, tient compte bien souvent de l’assurance qu’il a d’une protection (tribale, politique, ethnique ou autre) s’il est pris la main dans le sac et ainsi d’une justice qui ne pourra s’exercer à ses dépens. L’indépendance de la justice constitue donc un moyen efficace de lutte contre la corruption et, in fine, d’amélioration du fonctionnement de l’administration.

Un autre aspect important d’une réforme possible de l’administration est l’obligation d’une transparence à tous les niveaux : organigrammes des administrations, recrutements, passation des marchés publics, crédits et emprunts publics. La mobilisation des outils numériques et le soutien à une presse libre pourront y contribuer. A l’heure actuelle, certaines administrations n’ont toujours pas de site Internet ou alors un outil mal conçu, souvent inaccessible et très peu actualisé. Les citoyens, les associations et la presse doivent pouvoir accéder à des plateformes transparentes et actualisées afin d’exercer leur droit de contrôle démocratique.

Il faudra également s’attaquer à ces « habitudes mentales » dysfonctionnelles évoquées précédemment. Il s’agit véritablement de les disqualifier en mobilisant l’ensemble des acteurs qui comptent dans le pays (administrations, institutions internationales, associations, intellectuels, religieux, médias, artistes, etc). Mais c’est aussi par l’exemplarité des responsables à tous les niveaux de l’exécutif que les mentalités pourront, peu à peu, évoluer vers des pratiques plus favorables au développement.

Malédiction des ressources

A l’évidence, ces esquisses de solutions sont à approfondir, mais il y a urgence à réformer avant la rente gazière. A partir de 2022, le pays devrait accéder au rang de puissance gazière à l’échelle de l’Afrique. Or les risques de « malédiction » des ressources fossiles, bien documentés, seront d’autant plus élevés que les réformes structurelles ne seront pas réalisées.

Faute d’avoir mis en place ces transformations institutionnelles, le Tchad, exportateur de pétrole depuis 2003, a connu depuis quinze ans une hausse des inégalités, un gaspillage de la rente et se retrouve aujourd’hui dans l’obligation de faire appel aux bailleurs de fonds en raison de la chute des cours et de la faible diversification de son économie. Un modèle sans doute à éviter.

Le président élu semble avoir une réelle volonté de réformer le pays. Il lui faudra donc affronter des forces de blocage multiples. Mais d’autres pays africains (Maroc, Rwanda) ont montré ces dernières années qu’il est une voie possible vers un développement économique, même imparfait. Pour cela, il faut au sommet de l’Etat des dirigeants qui portent une vision pour le pays. D’où un espoir qui est permis !

Isselmou Ould Boye est professeur agrégé de sciences économiques et sociales à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne.