A Nantes, près de l’endroit où le corps de Steve a été retrouvé, le 30 juillet 2019. / LOIC VENANCE / AFP

Ils ont l’impression que ce jeudi soir, le quai des Antilles, ce haut-lieu nocturne nantais peuplé de bars, n’a pas vraiment le cœur à la fête. En stationnant leur voiture à deux pas du quai Wilson, où Steve Maia Caniço a perdu la vie, après une intervention policière controversée, dans la nuit du 21 au 22 juin, Antoine, Amélie, Marco, et Kaïs, respectivement 17, 19, 21 et 15 ans, ont « beaucoup parlé de lui ».

D’autant que l’endroit où ils ont décidé de se retrouver est très exactement situé entre le lieu où il a chuté dans l’eau et le lieu où son corps a été retrouvé, sous la grue jaune, à quelques centaines de mètres de là, trois jours plus tôt.

Comme beaucoup de Nantais, ils ne pouvaient plus longer la Loire « sans penser à Steve », depuis sa disparition. « C’est étrange, quand on y pense. On ne le connaissait pas et pourtant, il nous touche », souffle Aurélie. Un temps, la jeune femme, férue d’équitation, a imaginé intégrer la police, en qualité de cavalière. « Mais j’ai aujourd’hui renoncé à cette idée », explique, sans colère, cette Nantaise au visage doux, veste en jean sur le dos et baskets aux pieds :

« La mort de Steve m’a choquée. On ne peut pas s’empêcher de se dire que cela aurait pu être nous. Avant, j’étais la première à défendre les forces de l’ordre, mais maintenant, je ne sais plus quoi penser. J’ai l’impression que la police va de plus en plus loin, pour rien ».

Les quatre copains ne parlent pas de politique et ne sont pas des habitués des manifestations « dures » de ces dernières années à Nantes, dont certaines se sont terminées par des heurts sur fond de slogans antipolice :

« Entre Notre-Dame-des-Landes, la loi travail et les “gilets jaunes, on voit bien que les policiers s’en prennent plein la gueule. Et les casseurs, j’étais la première à dire qu’ils allaient trop loin. (…) Avec ce qui est arrivé à Steve, j’ai vraiment l’impression que quelque chose s’est cassé. L’image que j’avais de la police a changé. »

Pour autant, ni elle ni ses amis n’iront gonfler les rangs de la manifestation à laquelle appellent plusieurs collectifs samedi, au cours de la laquelle un vif sentiment anti-policier pourrait s’exprimer. Pour tout dire, ils n’y ont même pas songé un seul instant.

La police « engrange un stock de haine qu’elle n’imagine pas »

Un peu plus loin, dans un autre bar situé sur le même quai, Loïs et Baptiste, eux, annoncent haut et fort qu’ils seront dans la rue, « bien sûr ». Le second, âgé de 39 ans et cadre dans une société informatique, n’avait pas foulé le bitume nantais pour protester depuis longtemps, mais la détermination du premier a fini par l’emporter. Baptiste explique :

« Avant, moi, je n’avais rien contre la police. A mes yeux, ils faisaient leur job et on était parfois bien contents de les trouver. Mais toutes ces vidéos qui montrent certains comportements violents me posent problème. Et je ne veux même pas penser à toutes les scènes qui n’ont pas été filmées. »

Loïs, lui, ne compte plus les manifestations à Nantes. Les scènes « marquantes » non plus. Les yeux clairs de ce grand jeune homme tatoué, coiffé d’une casquette noire, se font presque noirs quand il décide de « balancer tout ce qu’il a sur le cœur ». « Il y a déjà eu tellement de drames avant Steve… », soupire ce mécanicien, qui se présente comme issu du milieu ouvrier.

« Quand c’était dans les quartiers, tout ça, pour les gens, ce n’était pas grave. Mais il va falloir enlever les œillères. Là, il y a un problème de fond. La police va devoir se poser des questions. Elle engrange un stock de haine qu’elle n’imagine pas. »

« Généalogie de la violence d’Etat »

Cette « généalogie de la violence d’Etat, qui accompagne un durcissement politique avec des mesures de plus en plus injustes sur un plan économique » intéresse et interroge Pierre, de l’Assemblée des blessé(s) – un collectif qui recense le nombre de victimes de tirs de Flash-Ball et de lanceur de balle de défense (LBD)depuis de longues années. Le comportement de la police sur le quai Wilson cette nuit-là suscite chez lui de la colère, mais ne le « surprend pas ».

Ce Nantais de 28 ans blessé à l’œil – dont il a perdu l’usage – par un tir de LBD lors d’une manifestation lycéenne en 2007 estime que « depuis douze ans, la répression s’est considérablement accrue » et s’est même « enracinée », à Nantes. Avec d’autres, il recense et cherche à entrer en contact avec les « très nombreuses victimes de violences policières » pour « construire des solidarités » et « travailler à une prise de conscience collective », qui commence doucement à porter ses fruits, selon lui. « Aujourd’hui, dit-il, une génération entière de Nantais est touchée. Tout le monde ici connaît, de près ou de loin, quelqu’un qui a été victime de violence policière. On en est là. »

Samuel Raymond, le président de l’association Freeform, qui défend les projets culturels et artistiques, notamment dans le champ des musiques électroniques, est lui aussi inquiet :

« Ce soir de Fête de la musique, à Nantes, les policiers n’ont pas eu affaire à une bataille rangée. Pourtant, parce qu’il a été décidé que le son devait s’arrêter immédiatement, on n’a pas hésité à faire usage de la force, et ce, même si l’on risquait potentiellement de tuer. La Fête de la musique, c’était un espace de décompression, de spontanéité, de liberté depuis trente ans. Je me demande aujourd’hui si, pour que force reste à la loi, désormais, tout se justifiera. Faudra-t-il s’inquiéter, demain, parce qu’on aura joué deux ou trois morceaux dans un bar, ou qu’on aura fumé un pétard lors d’un concert de reggae ? Est-ce que c’est cela qui se joue aujourd’hui ? »

Aux côtés de Média’son, la coordination nationale des sons (CNS), Technopol, Le Socle et Nuits parallèles, l’association qu’il préside a cosigné une tribune jeudi 1er août. Ces acteurs des musiques électroniques solidaires y expriment, d’une même voix, leur « indignation devant un usage excessif de la force » au cours de la nuit du 21 au 22 juin, à Nantes et répètent ne pas pouvoir accepter « qu’on puisse mourir pour avoir voulu danser quelques minutes après le couvre-feu ».

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