Extraits des couvertures de la version française de « Perfect World ». / Akata

A 26 ans, Tsugumi Kawana entame une carrière dans une entreprise de décoration d’intérieur à Tokyo. Lors d’un dîner de travail, elle retrouve Ayukawa Itsuki, son amour d’adolescence. Ses sentiments refont surface et leur naissante relation de couple devra résister aux épreuves de l’âge adulte. Le résumé de ce josei (manga à destination d’un lectorat féminin adulte) est particulièrement classique pour qui lit de la BD romantique japonaise. Mais Perfect World, qui paraît depuis l’automne 2016 en France, est loin d’être ordinaire. Parce qu’Ayukawa, devenu architecte, est sur un fauteuil roulant après un accident. Ce que Tsugumi découvre à l’issue de ce dîner.

« Vous sentiriez-vous capable de vivre une histoire d’amour avec un handicapé ? », demande dès la première case du tome I la mangaka Rie Aruga qui, au fil de sa série, va beaucoup plus loin en questionnant la place des personnes en situation de handicap dans la société.

Extrait du tome III de « Perfect World ». / Akata

« Le handicap est quelque chose d’assez invisible au Japon et il y a beaucoup de malaise à ce sujet parmi les gens qui ne savent concrètement pas comment se comporter avec les personnes handicapées. En général, soit ils sont trop prévenants, ils infantilisent ; soit ils ont un comportement froid et intolérant », explique au Monde l’autrice, de passage à la Japan Expo en juillet.

« J’avais beaucoup d’appréhension au début »

La dessinatrice elle-même reconnaissait manquer d’expérience avant de se plonger dans ce manga. Ce n’est d’ailleurs pas elle qui a eu l’idée de proposer un récit romantique abordant le handicap mais Kiss, le magazine de prépublication de mangas pour femmes, qui édite l’autrice depuis ses débuts en 2011 et propose souvent des histoires sociales. A l’été 2013, l’éditeur lui soumet l’idée. « J’avais beaucoup d’appréhension au début, car c’est un thème délicat. Je ne souhaitais pas écrire n’importe quoi sous prétexte d’une fiction », explique Rie Aruga. Après tâtonnements et premières recherches, son instinct lui dicte d’écrire sur une héroïne qui côtoie un homme en fauteuil roulant. « Au moment où je me disais cela, je réalisais aussi que ça allait être graphiquement compliqué de dessiner, de mettre en situation le fauteuil », raconte la mangaka qui souhaitait également faire d’Ayukawa un architecte « car cela permettait d’aborder les questions d’accessibilité et d’aménagement universel ».

Par souci de crédibilité, elle se met à la recherche d’un architecte en fauteuil roulant. Sa rencontre avec Kazuo Abe, devenu depuis un proche et consultant pour sa série, est « cruciale ». « Je m’attendais à ce qu’on aborde sa vie quotidienne et professionnelle, mais M. Abe m’a tout raconté des différents aspects de sa vie, y compris sentimentale. Il m’a aussi présenté d’autres personnes concernées. C’est ainsi que j’ai pu me débarrasser de mes inquiétudes. »

Multiplier les témoignages

En s’identifiant à Tsugumi, l’héroïne, le lecteur découvre les obstacles quotidiens d’Ayukawa : la douleur, les fièvres, les escarres, les séjours à l’hôpital, la colère d’être privé d’autonomie, la tristesse face à des regards emplis de pitié et aussi, parfois, le sentiment qu’on n’est pas en mesure de subvenir aux besoins et au bonheur de l’être aimé. Ayukawa n’est d’ailleurs pas le seul personnage handicapé de la série. Au gré de rencontres, Tsugumi va se lier d’amitié avec d’autres personnes et couples concernés. Une diversité de scénarios et d’exemples pour éviter d’enfermer le handicap dans un unique cas de figure, une exception ; l’un des atouts de la série.

Extrait du tome I de « Perfect World ». / Akata

Pour toucher au plus juste, Rie Aruga a multiplié les rencontres avec des personnes porteuses de handicaps différents ainsi que leur famille et leur entourage. « Je me nourris des témoignages et des sentiments partagés par ces personnes, de leurs propos marquants. J’utilise telles quelles des paroles que j’ai entendues dans la conception de mes dialogues, une étape à laquelle j’accorde énormément de temps et d’importance », défend l’autrice qui veut « éviter en tant que personne non concernée de [se] réapproprier une parole, d’asséner une vérité. Il s’agit simplement de [ses] observations ».

Une romance réussie

Mais la véritable réussite de Rie Aruga avec Perfect World réside dans son habileté à construire une véritable histoire d’amour sans romancer le handicap. Les moments où les difficultés matérielles et psychologiques se rappellent aux personnages n’empêchent aucunement les véritables moments d’émotion, de plongée dans l’intimité d’Ayukawa et de Tsugumi, d’éclore. Ni, bien plus tard, d’en venir à leur sexualité. « Ce n’est pas parce que l’un des thèmes est le handicap qu’on doit négliger le sentimental. J’adore les histoires d’amour et il faut que les lecteurs aient le cœur qui bat la chamade. Si je n’y arrive pas, j’ai échoué. C’est ma seule obsession quand j’écris mes histoires », confesse la dessinatrice qui a quitté son travail d’employée de bureau pour se lancer dans le manga après avoir lu Nodame Cantabile, qui raconte la relation de deux jeunes prodiges de la musique.

« Je me heurte parfois à des difficultés techniques dans les scènes d’amour : comment Ayukawa fait-il pour embrasser alors qu’il ne peut pas se lever, n’a pas de force abdominale ? Mais ces barrières techniques ne doivent jamais être une justification pour sauter une scène où faire quelque chose d’amoindri. »

Au contraire, ces dernières s’en trouvent originalement orchestrées, rompent avec les poncifs du premier baiser.

Mais l’amour n’est pas toujours plus fort que tout. Le cœur bat aussi très fort chez les lecteurs quand le jeune couple doit parfois en découdre avec un entourage hostile à leur relation, à commencer par le père de la jeune femme. « Dans la vie réelle, toutes les familles ne s’opposent pas à ces couples, bien au contraire. Mais il était important de retranscrire aussi la douleur et la souffrance de l’entourage », estime Rie Aruga. Une souffrance familiale au cœur du neuvième tome, qui vient de sortir, et dont le dénouement fait de cet opus l’un des plus émouvants de la série.

Extrait du tome III de « Perfect World ». / Akata

Si les ventes de Perfect World ne peuvent pas se mesurer à celle d’un manga blockbuster, cette série, qui continue d’être publiée au Japon, n’en demeure pas moins un franc succès dans sa catégorie. En témoignent notamment les adaptations en série télé et en long-métrage en prises de vues réelles dans l’archipel, qui contribuent à élargir sa renommée.

映画『パーフェクトワールド 君といる奇跡』予告編
Durée : 01:01

Perfect World, de Rie Aruga, traduction de Chiharu Chujo, éditions Akata, 168 pages, 6,95 euros.