Editorial du « Monde ». En révoquant le statut d’autonomie du Cachemire indien, l’Etat de Jammu-et-Cachemire, l’Inde assume un risque majeur. Ce premier acte du deuxième mandat du premier ministre indien annonce la couleur : Narendra Modi et son ministre de l’intérieur et bras droit, Amit Shah, entendent donner un coup d’accélérateur au programme nationaliste du Bharatiya Janata Party ou BJP (Parti du peuple indien), qui a remporté haut la main les élections en mai.

En abrogeant l’article 370 de la Constitution indienne, qui donnait un pouvoir accru au gouvernement de cet Etat à majorité musulmane depuis la partition de l’Inde il y a soixante-dix ans, le gouvernement indien remplit une promesse de campagne. MM. Shah et Modi entendent corriger « une gaffe historique », selon laquelle cette autonomie n’aurait jamais dû être accordée. Le Jammu-et-Cachemire va devenir un territoire de l’Union, sous le contrôle direct de New Delhi – comme il l’était temporairement depuis juin 2018, le premier gouvernement Modi ayant rompu avec son partenaire local de coalition.

Or, au sortir de la partition de l’Inde, l’Etat princier du Cachemire est envahi par le Pakistan. Son maharaja demande l’aide de l’Inde dans ce qui deviendra la première des trois guerres que l’Inde a menées avec son frère ennemi au nom du Cachemire. L’ONU a alors imposé une ligne de contrôle au milieu du territoire désormais divisé. C’est pour s’assurer que la partie indienne, à majorité musulmane, demeure en Inde que celle-ci finira par lui octroyer l’autonomie. Depuis lors, la province restera le symbole du multiculturalisme et du fédéralisme indien – non sans connaître une histoire mouvementée, qui verra l’Inde écraser par la force une insurrection séparatiste, à laquelle s’ajouteront des composantes djihadistes.

Suprémacisme ethnique et religieux

L’Etat Jammu-et-Cachemire, l’un des plus militarisés du monde, n’est certainement pas un modèle de gouvernance : les abus des forces de l’ordre indiennes, les attaques des insurgés et les attentats ont fait des dizaines de milliers de morts au cours des ans, et la ligne de contrôle avec le Pakistan est l’un des points les plus chauds du globe. Pourtant, l’autonomie dont bénéficiait l’Etat fédéré a aussi permis de canaliser une bonne partie des aspirations locales.

Sous M. Modi, les tensions se sont exacerbées au Cachemire, comme la radicalisation d’une partie des Cachemiris musulmans. En février, un attentat contre des troupes paramilitaires indiennes a fait 40 morts, et conduit à des frappes aériennes indiennes à l’intérieur du Pakistan. Avec une idéologie défendue peu propice à la réconciliation communautaire, le BJP gouverne au nom du suprémacisme ethnique et religieux hindou. Il se veut le grand défenseur de l’unité de l’hindouisme contre un islam perçu comme de plus en plus menaçant.

Diluer les particularismes du Cachemire, seul Etat à majorité musulmane de l’Inde, et le refondre dans l’ensemble du pays répond à ce programme. C’est en son nom que le premier mandat de M. Modi, et avant cela ses quatorze années passées à la tête de l’Etat du Gujarat, ont eu des conséquences brutales auprès des minorités musulmanes, mais aussi chrétiennes, issues de brassages confessionnels, ethniques et politiques multiséculaires, dont l’Inde est le produit. La communauté internationale ferait bien d’être vigilante vis-à-vis de cette droite nationaliste indienne qui n’a rien à envier aux extrêmes droites occidentales.