Le saxophoniste Manu Dibango lors d’un concert à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le 29 juin 2018. / SIA KAMBOU / AFP

« Nous sommes des bâtisseurs de ponts entre l’Occident et les Afriques, c’est une chance. » Légende de la musique africaine, ambassadeur de l’afro-jazz, Manu Dibango revient sur soixante ans d’une carrière exceptionnelle, avec toujours autant de projets de métissages musicaux.

A 85 ans, « Manu » n’a pas changé. Débordant d’énergie, chemise multicolore et rire communicatif, l’« Afro-Européen » né au Cameroun reste lucide sur son succès : « Chacun a son karma. C’est un ensemble, une addition de beaucoup de bonnes et mauvaises choses. Il faut faire face à l’échec comme au succès. Il faut toujours surnager. »

« Le matin, je me dis : “Tiens je suis encore en vie” et “Qu’est-ce que je vais faire ?” Mon problème c’est : “Quel est mon programme ?” Ce n’est pas : “Ah ! hier c’était formidable”, la nostalgie… », confie-t-il à l’AFP avant un concert au festival Jazz in Marciac (Gers), dont il est un habitué. Pas de nostalgie, donc, même quand on est l’auteur d’un des plus grands tubes planétaires de la musique africaine, avec « Soul Makossa » (1972).

Etonnant destin pour cette face B d’un 45-tours dont le titre phare était un hymne pour l’équipe de foot du Cameroun à l’occasion de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) à Yaoundé. La chanson est repérée par des DJ new-yorkais, avant d’être plagiée par Michael Jackson sur un titre de l’album Thriller : « Ça n’avait pas été tellement fait dans les règles », mais un accord financier a été trouvé, et « cela a fait revivre la chanson, c’est devenu un standard », aujourd’hui repris par « beaucoup de gens, dont Rihanna et tout dernièrement Beyoncé ».

« Papa Manu » aurait pu ne jamais se relever d’un tel succès planétaire. Mais il a au contraire promené sa grande silhouette à travers les époques en puisant à différentes sources, du reggae au rap en passant par la musique électronique, imposant son style inimitable entre rythmes traditionnels de l’Afrique centrale et notes jazzy plus contemporaines.

Précurseur

Né dans une famille protestante du Cameroun, ce précurseur de la world music a intégré dès son enfance des influences très diverses : « Mon oncle paternel jouait de l’harmonium, ma mère dirigeait la chorale. Je suis un enfant élevé dans “Alléluia”. Ça n’empêche que je suis Africain, Camerounais et tout ça. J’ai l’harmonie des Bach et des Haendel dans l’oreille, avec les paroles camerounaises. C’est une richesse d’avoir au minimum deux possibilités. Dans la vie, je préfère être stéréo que mono. »

Envoyé par son père dans une famille de la Sarthe (France) dès l’âge de 15 ans, Manu Dibango a davantage vécu en Europe qu’en Afrique. Pas question pour lui de se laisser enfermer dans une case. « Je suis simplement un gars qui est musicien, ni européen, ni africain. Je suis un musicien d’origine africaine. La musique, il ne faut pas la mettre en prison. Beaucoup de gens écoutent la musique avec des œillères », ajoute le saxophoniste.

« Car forcément, les gens fantasment sur vous. Vous êtes un musicien africain, donc vous jouez du djembé, du balafon, de la kora. Si vous jouez du saxo, oups ! c’est plutôt noir américain, vous n’êtes déjà plus tellement africain dans la tête de certains. Et si en plus vous jouez du piano, alors vous êtes mal barré ! Et pourtant il y a des pianos dans tous les hôtels en Afrique. Et dans tous les orchestres, il y a des guitares. Ce sont des fantasmes que les gens mettent sur vous. Et peut-être qu’une partie de votre vie, c’est de les chasser. C’est très difficile, même pour moi. »

Et après six décennies de musique, qu’est-ce qui fait encore rêver Manu Dibango ? « Quand on ne rêve plus, on n’est plus. Cet été, je joue avec des orchestres philharmoniques, symphoniques. C’est une autre façon de parler. Le langage n’est pas le même quand vous êtes 70 musiciens. Le rendu et les frissons que vous pouvez avoir n’ont rien à voir. C’est comme si vous voyagiez en première. »