Le troisième film de S. Craig Zahler, réalisé en 2018, ne connaîtra pas, à l’instar des deux précédents, les honneurs d’une sortie en salle. Si l’on peut comprendre la logique économique de cette décision (durée du film inhabituelle, moments de violence réaliste risquant de déclencher une interdiction aux moins de 16 ans), on peut regretter que l’œuvre de celui qui, en trois titres, s’est imposé comme un des cinéastes américains les plus passionnants du moment ne puisse, du moins en France, être découverte sur grand écran.

Traîné sur le bitume (traduction littérale mais assez absconse de son titre original, Dragged Across Concrete), qui sort en DVD et Blu-ray, se caractérise par un certain nombre de partis pris dont le divertissement hollywoodien contemporain a perdu jusqu’au souvenir : sobriété d’une mise en scène construite sur de longs plans dialogués, arythmie d’un récit par ailleurs émaillé de diverses digressions, éclairs d’ultraviolence venant surprendre le spectateur, une stylisation au service de la quête d’un réalisme psychologique et social au cœur des conventions des genres.

Un déchaînement de brutalité

Traîné sur le bitume met en scène deux policiers incarnés respectivement par Mel Gibson et Vince Vaughn. Mis à pied à la suite d’une arrestation violente, ils tentent d’arrondir des fins de mois s’annonçant difficiles en surveillant un dealeur notoire dans le but de lui dérober sa marchandise. Leur projet va s’enliser progressivement dans une odyssée catastrophique et un déchaînement de brutalité. Zahler prend le temps de saisir les personnages et leur environnement avec la minutie qu’exige la quête d’une forme d’authenticité. Les deux héros douteux sont dépeints au cœur d’un environnement familial déterminé par les contraintes d’une vie quotidienne sans qualité et placée sous le signe de la nécessité économique.

C’est au cours de longues scènes d’attente – les deux flics en planque devant le domicile du trafiquant présumé –, durant laquelle le récit semble suspendu, que l’humour des dialogues, très écrits, effleure les enjeux moraux de la décision des deux hommes tout en tissant ce qui fonde leur amitié. Le film repose ainsi sur une structure particulièrement originale où le resserrement d’une action s’étalant sur quelques heures n’empêche pas diverses embardées. Celles-ci étant destinées tout à la fois à accroître le suspense et l’angoisse du spectateur, tout en parvenant à décrire, dans le détail, certains personnages secondaires dont l’existence sur l’écran sera pourtant brève, voire brutalement achevée. L’apparente et minutieuse (le récit prend le temps de durer 2 h 39) volonté de développer scrupuleusement personnages et situations se mêle, au fur et à mesure de la progression des événements vers une catastrophe sanglante, à des motifs venus du cinéma d’exploitation le plus brutal.

Ce dont parle « Traîné sur le bitume », et qui lui donne sans doute une dimension politique, c’est de la survie considérée sous tous les angles

Ce dont parle Traîné sur le bitume, et qui lui donne sans doute une dimension politique, c’est de la survie considérée sous tous les angles. Les moments où les deux protagonistes principaux tentent de se défendre, les armes à la main, tout en essayant de tirer les marrons du feu (ceux promis par leur forfait), ne sont que la représentation symbolique d’une forme impérative de résistance dans le milieu urbain contemporain et dans une société construite sur la loi du plus fort (le personnage de Mel Gibson ne veut-il pas quitter un quartier devenu violent pour protéger sa famille ?). Le fameux bitume du titre devient ainsi l’allégorie d’une réalité écorchant les êtres qui s’y frottent, sans avoir d’autres choix.

Ce motif était déjà au centre des deux précédents films de Zahler, qui est par ailleurs musicien et auteur de plusieurs romans. Son western, Bone Tomahawk (2015), et son polar carcéral, Section 99 (2017), le mettaient en scène, avec la singulière petite musique d’une réalisation sans effets et d’une narration voulant tout à la fois prendre son temps et s’absorber dans la quête d’une causalité probable, mais introuvable, des événements.

Lire la chronique de Franck Thilliez, « Le coin du crime » : S. Craig Zahler sans foi ni loi

Traîné sur le bitume (Dragged Across Concrete) - Bande annonce VF
Durée : 01:40

Film américain (2018) de S. Craig Zahler. Avec Mel Gibson, Vince Vaughn, Jennifer Carpenter (2 h 39). DVD ou Blu-ray Metropolitan. www.metrofilms.com/films/dragged-across-concrete