Il est l’empereur de l’Internet qu’on ne voit pas, le Web cracra, cochon, parfois drôle, le plus souvent voyeuriste, dégoûtant et toxique. Celui des initiés, des rigolards, des isolés, des pirates, des vicelards, des obsédés, des sociopathes.

Pionner du X et vétéran des forums les plus turbulents, Jim Watkins est aujourd’hui propriétaire de deux des plates-formes sociales les plus méconnues du grand public – 2channel et 8chan – mais aussi les plus influentes du Web.

On doit à la première les prémisses de la culture du « LOL » des années 2000, dont la ligue du même nom sera un lointain descendant. Et à la seconde, Pepe the Frog, une partie de l’élection de Donald Trump en 2016, et le renouveau cool de l’extrême droite en ligne américaine.

Dans le viseur des autorités

Depuis début août, Jim Watkins est dans la lumière, et surtout le pétrin. Mardi 6 août, des députés américains l’ont convoqué pour qu’il vienne s’expliquer sur le « contenu extrémiste » de 8chan. La police philippine, pays où il réside, a par ailleurs été mandatée pour enquêter sur son entreprise, relate la presse locale. En cause : la nouvelle tuerie de masse, samedi 5 août à El Paso au Texas, causée par un jeune homme dont le manifeste haineux a été posté sur le sulfureux forum dont il est propriétaire. La troisième incidence tragique de ce type, en seulement six mois.

Un à un, les soutiens de l’homme d’affaire le lâchent. « Encore une fusillade liée à 8chan ? [...] Va te faire foutre, Jim Watkins. Il ne rapportera jamais d’argent, rends juste service au monde et ferme le site comme tu m’as menacé plein de fois de le faire de manière autiste quand j’en avais encore quelque chose à carrer », s’est emporté Fredrick Brennan, qui a fondé 8chan en 2013 et l’a vendu à Jim Watkins en 2015. Après hésitation, même Cloudflare, fournisseur de solutions de sécurité aux sites Web, adepte de la plus grande retenue, a fini par priver 8chan de ses services, le rendant inaccessible.

Fredrick Brennan (à gauche) et Jim Watkins (à droite) en 2015. / YOUTUBE

Mais M. Watkins ne veut rien entendre. Malgré la gangrène du terrorisme d’extrême droite, dont le forum est devenu la place forte, son propriétaire veut prolonger l’aventure. Son fils Ronald, à qui il en a confié la gestion opérationnelle, a annoncé vendredi 8 août travailler sur la refonte des serveurs du forum pour le remettre en ligne.

Posture victimaire

Chemise rayée retroussée aux manches, rouflaquettes grisonnantes et moustache en petit guidon devant un portrait de Benjamin Franklin, le propriétaire présente ses condoléances après un « triste week-end », une « tragédie », explique-t-il dans son unique réaction publique après la double tuerie qui a fait 32 morts aux Etats-Unis les 4 et 5 août.

Sorry for the inconvenience, common sense will prevail
Durée : 07:29

A ses yeux, « on est clairement en présence d’un acte de folie », qui n’a rien à voir avec 8chan, qu’il présente comme « une petite entreprise », et « l’une des dernières compagnies indépendantes où l’on peut écrire ce que l’on pense ». L’homme se dit « choqué que l’on ait pu fermer [8chan] aussi facilement, en un week-end », pour des raisons politiques, sans préciser qu’elle est envahie de messages à caractère antisémite, xénophobe, islamophobe et néonazi.

Depuis, M. Watkins se donne des airs de Moïse guidant le peuple hébreu hors d’Egypte. « Voyez 8chan comme une communauté d’un million de personnes cherchant une nouvelle maison », lit-il à l’écran. Si l’on en croit le nombre de followers sur Twitter de son fils, qui est le compte à suivre pour tous ceux qui guettent la réapparition du forum, ils seraient plutôt aux alentours de trente mille.

Positions ambiguës sur le suprémacisme blanc

Après trois tueries en moins de six mois, qu’est-ce qui pousse cet ancien militaire à préserver coûte que coûte le forum le plus toxique au monde ? L’entrepreneur, qui a décliné nos questions, est un passionné de yoga et de lecture à voix haute, à en croire sa page YouTube personnelle, guère trépidante. Eleveur de cochons à ses heures perdues, il se présente volontiers comme une « personne ennuyeuse ». Mais il a des convictions.

Sherpa de l’Internet d’avant, Jim Watkins se pose comme un libertarien engagé, défenseur absolutiste de la liberté d’expression, et donc, de fait, des discours les plus fangeux.

Jim Watkins prend rarement la parole, à part pour défendre la liberté d’expression absolue, et, par ricochet, les discours xénophobes. / YOUTUBE

Il assure toutefois ne pas se reconnaître dans les discours extrêmes. « A l’évidence, je ne suis pas un suprémaciste blanc », écartait-il en 2016 dans les colonnes du jeune site américain Splinter News, classé à gauche, seul média à qui il a accordé une interview ces dernières années. « Je passe des journées entières à ne pas voir de visage blanc ». Il réside à Manille depuis plus de quinze ans avec sa femme philippine.

Condoléances embarrassantes

Pour autant, les messages à caractère xénophobes ou néonazis qui prolifèrent sur son site ne l’indisposent pas plus que ça. « Tant que [les suprémacistes blancs] ne constituent pas une menace ou un danger immédiat contre quelqu’un, leur discours relève du discours politique autorisé. Ce n’est pas différent de Trump, Clinton, M. Smith ou quiconque », estime-t-il.

« Je n’ai pas de problème à ce que les suprémacistes blancs postent sur 8chan. Ils ont leurs raisons de croire à ce qu’ils croient. Je n’ai pas besoin de justifier ces raisons. »

Il les abordera aux détours d’un communiqué, en mars 2019, après la tuerie de Christchurch commise en Nouvelle-Zélande par un ressortissant australien habitué de 8chan. « Les étrangers qui commettent des crimes horribles ne sont pas une nouveauté, écrit-il. L’Amérique aussi a été le témoin d’atroces scènes de violence armée commises par des étrangers. »

Lui-même ne peut ignorer la poussée ces dernières années des idéaux suprémacistes : il y a contribué, et pas que sur 8chan. Il détient en effet The Goldwater, un site d’actualités pro-Trump enregistré à son nom, où se rencontrent théories complotistes anti-démocrates sordides, faits divers islamophobes racoleurs, cryptomonnaie et ufologie. Des thèmes porteurs, aussi bien en termes politiques que commerciaux – ses revenus proviennent en partie de la publicité.

Le site The Goldwater couvre abondamment les théories associant des réseaux pédophiles aux Clinton et les réactions supposément moqueuses de musulmans à l’incendie de Notre-Dame. / THE GOLDWATER

Il quitte l’armée pour gérer un site classé X

Sa carrière de petit magnat de l’Internet bis, il l’a toujours à coups de virages opportunistes. Né en 1963 dans une ferme près de la petite ville de Mukilteo, dans l’Etat de Washington, il officie dans l’armée américaine dans les années 1980 et 1990, d’abord comme mécanicien pour hélicoptère, puis comme recruteur.

The Asian Bikini Bar, premier site de Jim Watkins, lancera sa carrière auprès des internautes japonais. / WEB ARCHIVE

C’est lors de cette première carrière en tant que militaire qu’il découvre l’informatique, en 1987, à l’occasion d’une formation professionnelle en Virginie. Il en revient avec les compétences suffisantes pour fonder, quand le Web apparaît, un portail de pornographie asiatique, The Asian Bikini Bar.

En 1996, il crée son entreprise de services Internet, N.T. Technology Inc., qui propose notamment hébergement et accès anonymisé. Il quitte l’armée deux ans plus tard pour s’y consacrer à 100 %.

Polyglotte – il parle anglais, tagalog, japonais, ainsi qu’espagnol, norvégien et latin, à en croire sa page LinkedIn – il flaire la niche la plus porteuse : celle du X pour public japonais, à une époque où le gouvernement nippon impose de nombreuses restrictions. La première clientèle de Jim Watkins est alors principalement constituée d’adultes désirant contourner la censure pour pouvoir se rincer l’œil.

C’est ainsi qu’il attire ainsi l’attention de son premier client majeur, Hiroyuki Nishimuri, qui a fondé en 1999 le bouillonnant forum 2channel, pilier de la culture Web japonaise et ancêtre de 4chan. Ce dernier est tout heureux de pouvoir stocker son site hors de la juridiction nippone – les serveurs utilisés par Jim Watkins sont hébergés aux Etats-Unis, juridiction plus laxiste.

Début 2001, année où Jim Watkins rencontre sa future femme lors d’un voyage aux Philippines, l’entrepreneur libertin lance Pink-channel, un forum coquin satellite à 2channel. Sur l’une de ses pages personnelles, Jim is Bad, il détaille en japonais sa démarche, photo torse nu et lien PayPal à l’appui : « Pink channel, ce n’est pas seulement de l’érotisme. C’est aussi un refuge pour les conversations adultes. Si vous ne violez pas la loi, il n’y a aucun tabou », promet-il. Cela reste son mot d’ordre, jusqu’à aujourd’hui.

En 2001, il annonce sur un de ses blogs la création de Pink channel.

Mais c’est en 2014, après une faille de sécurité massive sur 2channel, qui draine alors une quinzaine de millions d’utilisateurs quotidiens, qu’il réussit son plus gros coup : profitant de la chute de revenus publicitaires et de l’incapacité de Hiroyuki Nishimura à le payer, il s’arroge la propriété du site. Jim Watkins devient une petite star au Japon, seul pays où il a sa page Wikipedia dédiée. Dans la foulée, sur les conseils de son fils, il rachète en 2015 le jeune forum 8chan, dont l’audience est en pleine explosion. Il constituait jusqu’à début août son site le plus visité après 2ch.

Sugar daddy de 8chan

Sur 8chan, Jim Watkins est adulé. Ici, un montage de lui en dictateur nord-coréen. / 8CHAN

Les internautes de 8chan, il les connaît désormais plutôt bien, en dépit de la différence d’âge. Il poste régulièrement sur le forum, sous le pseudonyme Jim!POyoga3pqU, assorti d’un drapeau philippin, y partage ses selfies dans l’arrière-pays, ou des photos de ses animaux. Il a par ailleurs une section dédiée sur 8chan, /jim/, dans laquelle le propriétaire des lieux est couvert de messages et montages bienveillants.

Jim Watkins est une star de ceux qui sont dans l’ombre, et qui lui-même voit la lumière des projecteurs avec méfiance. Pour lui, les médias sont « moins que crédibles ». Il accuse des journalistes de Vice d’avoir voulu pénétrer chez lui par effraction. Très fier de son statut de son statut d’entrepreneur indépendant, il peste régulièrement contre les pratiques des géants du Web, donne du « va te faire foutre à Reddit » – aujourd’hui le plus grand forum anglophone – qualifie ses membres de hipsters. Lui fait de l’Internet à l’ancienne, sans fioritures ni censure, et il en est fier.

Jim Watkins a sa section à lui sur le sulfureux site 8chan, où il poste ses photos personnelles. / 8CHAN

« Il y a toujours de la nourriture dans le frigo »

Aujourd’hui, l’entreprise de Jim Watkins héberge une trentaine de sites, dont 2channel et 8chan, plusieurs sites porno japonais ainsi qu’une compagnie de livres audio, Books.Audio, vendus sur Amazon, comme le relevait Popular.Info. Exemple de thème : le jargon du sexe dans les Philippines.

Un des audiobooks produits par Jim Watkins. / AMAZON

Pour autant, le dino du porno n’est pas ce que l’on pourrait qualifier de génie du Web, à en croire ses ex-partenaires et désormais ennemis. Interrogé par Wired, Fredrick Brennan le dit spécialiste en « conseils informatiques des années 1990. » « Toutes ses entreprises ont coulé. Même ses services d’hébergement ne sont pas bons », peste Hiroyuki Nishimura.

« Je suis un serial entrepreneur, explique l’intéressé sur sa page LinkedIn. Depuis que j’ai quitté l’armée en 1999 je n’ai cessé de monter des compagnies et des sites Web. Certains à succès, d’autres non, mais il y a toujours de la nourriture dans le frigidaire et les enfants sont toujours scolarisés, donc j’imagine que je m’en sors pas trop mal. »