Capture d’écran d’une vidéo tournée par un migrant ivoirien, le 3 août 2019, près de la frontière tuniso-libyenne.

Ils ont erré dans une zone semi-désertique, aux environs du poste frontalier de Ras Jedir. De l’autre côté, c’est la Libye en guerre, où les migrants sont soumis à des atrocités et aux trafics des milices. Côté tunisien, c’est une zone militaire où ils sont retenus par les forces de sécurité. Dans ce glacis entre deux mondes, 36 migrants ivoiriens ont lutté pour ne pas mourir. Parmi eux, une femme enceinte, des enfants, un nouveau-né.

« Ayez pitié de nous ! », exhorte une dame dans une courte vidéo réalisée à l’aide d’un téléphone mobile. « Depuis le samedi 3 août à 10 heures, il y a des Tunisiens qui sont tombés sur nous pendant la préparation de la fête de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, ils nous prennent et ils nous envoient dans un désert », explique un homme dans une autre vidéo. Les ONG tunisiennes de défense des droits humains et l’Organisation internationale pour les migrants (OIM), entre autres, se sont mobilisées et ont alerté l’opinion publique.

L’OIM a finalement pu dépêcher un représentant sur place. Et le contact avec d’autres membres de la communauté ivoirienne en Tunisie a été rétabli. « La situation est sous contrôle. Ils sont bien traités et vont bien », assure l’un d’entre eux dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 6 août. Si le message met en partie fin à l’affaire qui suscitait depuis le début de la semaine l’indignation de la communauté humanitaire tunisienne et internationale, il ne répond pas à ses zones d’ombre, notamment celle de savoir si les autorités se sont rendues coupables de refoulements, en contradiction avec leurs obligations.

Les ONG maintenues à distance

Les autorités tunisiennes avaient annoncé le 3 août avoir déjoué une opération d’immigration clandestine à Sfax et avoir procédé à l’arrestation de 70 personnes. Le ministère de la défense, lui, avait publié un communiqué, deux jours plus tard, annonçant le refoulement à la frontière tuniso-libyenne de 33 Ivoiriens et 20 Soudanais qui auraient été envoyés en Libye. Le communiqué appelait ces migrants à emprunter les « voies de passage réglementaire », alors qu’un migrant venant de Libye peut demander une protection en Tunisie lorsqu’il arrive près de la frontière, selon la Convention de Genève, dont la Tunisie est signataire.

Le 5 août, alors que les ONG étaient toujours sans nouvelles des migrants, le porte-parole du tribunal de Sfax déclarait à un site d’information, Tunisie numérique, qu’il y avait eu trois interpellations : l’une de migrants tentant d’effectuer un passage clandestin vers l’Europe ; une autre, qualifiée de « descente dans une maison à Sidi Mansour, dans le gouvernorat de Sfax, suite à laquelle 51 individus ivoiriens ont été arrêtés dans un premier lieu » ; et « une deuxième descente [qui] a permis d’arrêter 19 individus de la même nationalité ». Il précisait toutefois que ces migrants n’étaient pas ceux de la vidéo.

Au dernier check-point avant la frontière, les forces de sécurité ont tenu à distance les militants des ONG de défense des migrants, prétendant qu’elles ne retenaient personne. « Ce que nous ne comprenons pas, c’est que si ces migrants ont été arrêtés à Sfax puis libérés, comme l’a dit le procureur de Sfax, normalement les ONG peuvent les contacter. Les autorités ne libèrent pas comme ça des migrants dans la nature », dit Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).

Mais pour le porte-parole du ministère de l’intérieur, il n’y a pas forcément de lien entre les arrestations de Sfax et les migrants de la vidéo, qui aurait pu être tournée n’importe où, a-t-il dit sur une radio locale.

« Il faut un discours politique clair »

Près de 800 personnes venues par voie terrestre de Libye depuis décembre 2018 ont été interceptées par la garde nationale tunisienne et remis à des ONG telles que le Croissant rouge et l’OIM, qui se chargent de les orienter dans des centres d’accueil. Là, elles auront le choix entre une demande d’asile et une procédure de retour volontaire. La Tunisie accueille près de 1 100 personnes dans ses six centres d’accueil répartis entre Médenine et Zarzis, une charge pour le sud tunisien. Les ONG ont plusieurs fois demandé l’ouverture d’un centre à Sfax, où 90 % des rescapés en mer arrivent. En vain.

« Désormais, il faut qu’il y ait un discours politique clair si nous sommes contre les politiques migratoires européennes, car des situations comme celles-ci montrent qu’il n’y a pas une position assumée ni de mécanisme pour répondre à l’accueil humanitaire », souligne Romdhane Ben Amor.