Tribune. Le philosophe Lazare Ki-Zerbo, vice-président du Comité international Joseph Ki-Zerbo pour l’Afrique et la diaspora, écrit du professeur Beseat Kiflé Selassié qu’il était « un spécialiste de l’interdisciplinarité, un promeneur [qui], dans ce qu’il appelait la constellation des grands penseurs de l’Afrique et de la diaspora, notamment Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop et Joseph Ki-Zerbo », se distinguait « par sa capacité à traverser différents champs : l’art, la poésie et la littérature ».

Celui que les plus hautes autorités éthiopiennes appelaient « Gash Kiflé » (« vénérable Kiflé », en amharique) s’est éteint samedi 3 août après avoir vécu plusieurs vies. De sa naissance à Debre Berhan, en 1941, dans cette famille « où le partage marquait le quotidien », à son expérience comme « petit diacre » dans l’Eglise orthodoxe éthiopienne, à Addis-Abeba. De son apprentissage de l’amharique, « assis sous un arbre », à son passage à l’école française d’Addis-Abeba et sa rencontre avec « les imaginaires du reste du monde » : Baudelaire, Rimbaud, Dostoïevski, Tolstoï, Pouchkine… Sans oublier ses études de philosophie – un doctorat à la Sorbonne à partir de 1964 –, son amour pour Socrate et Platon, sa fascination pour Hegel et Merleau-Ponty…

Intimes parmi les intimes, deux grandes figures se distinguent dans le parcours de celui dont la tante, Shewareged Gedle, fut faite prisonnière, déportée et torturée pour avoir organisé avec 2 000 partisans la résistance à Mussolini. La première est celle d’Arthur Rimbaud, qu’il a rencontré dans les textes. La seconde celle d’Aimé Césaire, qui l’a révélé à l’écriture. Le professeur Beseat Kiflé Selassié était devenu expert de ces deux poètes et leur a consacré des années de recherche, consolidées dans de nombreuses publications.

Journaliste, chercheur, poète et diplomate

Toute sa vie, il a pris « à bras l’esprit » les problématiques contemporaines. En tant que journaliste, il a couvert l’élection présidentielle américaine de 1968, rencontré Martin Luther King, fondé en 1970 l’agence Multi Media Africa, été le correspondant de nombreux médias internationaux à Addis-Abeba. Il s’est illustré comme chercheur interdisciplinaire en tant qu’assistant du « pape » de la science politique française, le professeur Maurice Duverger, et collaborateur du philosophe Robert Misrahi, spécialiste de Spinoza et de Husserl.

Il a ensuite servi l’idéal de la « construction de la paix dans l’esprit des hommes et des femmes » comme collaborateur de trois directeurs généraux de l’Unesco : René Maheu, Amadou Mahtar Mbow et Federico Mayor. En tant que directeur du patrimoine de l’Unesco puis directeur du Fonds international pour la promotion de la culture de l’Unesco (1999-2001), il se sera battu pour que cette institution regagne ses lettres de noblesse et joue pleinement son rôle dans la gouvernance de la dimension culturelle du développement, à l’échelle de l’ensemble des Etats membres. Il aura également participé, toujours au sein de l’Unesco, à la création du prix Félix-Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix, décerné en 2019 au premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Le professeur Beseat Kiflé Selassié a aussi laissé son empreinte en tant que poète, dans ses ouvrages Nuit et Grêle et Voyage en Césairie. Mais il aura surtout laissé en legs à l’Unesco une somme d’études incalculable, dont « L’essentiel et le marginal : l’échange des connaissances et les dimensions culturelles dans le processus du développement endogène » (1983), « Vrai et faux visage de la paix » (1985), « L’affirmation de l’identité culturelle nationale et le devenir de l’Afrique » (1986).

Le colloque qu’il avait organisé à Oslo sur « le consensus et la paix » et la publication des actes du même nom (1980) purent constituer le cadre d’adoption de l’ensemble des résolutions de l’Unesco de 1976 à 2010 et ont été utiles à l’accompagnement de nombreux processus de démocratisation en Afrique et ailleurs.

Dignité, sérieux, légèreté et humour

Ses étudiants disent de lui qu’il était généreux de son érudition, de sa mémoire et de ses conseils. Beaucoup se souviendront également du conférencier, de l’orateur qui avait une capacité rare de parler en amharique, en anglais et en français aux quatre coins du globe. Il façonnait les mots pour bâtir des ponts entre les langues et était en même temps l’artisan tout à son ouvrage, tissant des relations entre des mondes, des cultures, sans laisser personne en route.

Depuis son décès, les témoignages qui affluent de tous les continents relatent des anecdotes qui présentent un intellectuel vivant avec dignité, sérieux, légèreté et humour. Beaucoup se souviennent qu’il aimait rire et qu’il se riait des pessimistes ; qu’il a toujours cru qu’il n’y avait pas de défaite absolue pour les causes justes, mais seulement des revers qui exigeaient de revoir la stratégie, de remettre l’ouvrage sur le métier. Résolument autocritique et contemporain, d’une jeunesse d’esprit qui semble lui avoir fait traverser les âges sans une ride à l’âme, Beseat Kiflé Selassié a porté des projets jusqu’à son dernier souffle, notamment en créant en 2017 le Panafrican Applied Research Initiative.

« Quand je mourrai, je voudrais être Ethiopien à 100 %, Africain à 100 % et citoyen du monde à 100 % », disait-il au professeur Ayele Bekerie en 2014. L’Ethiopie, l’Afrique et le monde ont assurément perdu un intellectuel et un diplomate qui a dédié sa vie à un idéal d’humanisme, de justice et de beauté. Il laisse à ses élèves, ses collègues et ses compagnons de route de nombreux chantiers à poursuivre au service de l’Ethiopie, de l’Afrique, du monde, de ses peuples et de leurs cultures.

Annick Gouba-Guibal et Jacques-Elie Chabert sont membres du Panafrican Applied Research Initiative, une association fondée par Besat Kiflé Selassié pour promouvoir le panafricanisme.