Editorial du « Monde ». Ils avaient parfaitement conscience que c’était impossible. En théorie. Et comme la théorie peut parfois se renverser, ils l’ont fait. Telle est la leçon politique administrée par les manifestants soudanais et leurs représentants, qui, sans tirer un coup de feu, ont conduit à la chute d’un pouvoir brutal, celui du président Omar Al-Bachir. C’était le 11 avril. Depuis, le chaos menaçait, et les généraux du Conseil militaire de transition (TMC) ont été à deux doigts, entre manipulations et violences, de s’emparer du pouvoir flottant.

Parfaitement conscients qu’on ne supprime pas une dictature en se débarrassant simplement du dictateur, les dirigeants de la contestation vont s’atteler à présent à reconstruire leur pays. Samedi 17 août, une « déclaration constitutionnelle » devrait être signée. Elle ouvre la voie à une transition de trois ans et trois mois, voulue longue pour éviter le piège des mouvements similaires, jetés, comme aux fauves, dans des élections, avec pour effet de créer de l’instabilité. Les responsables de la contestation soudanaise ont observé l’échec des « printemps arabes », le retour en force des pouvoirs militaires, comme en Egypte, ou, pire, les guerres allumées en Libye, au Yémen ou en Syrie. Ce fut leur repoussoir.

Pour s’y prendre différemment, ils ont choisi la voie la plus simple : créer un projet politique complet avant que le premier manifestant ne descende dans la rue, en décembre 2018. Penser à tout, les obstacles comme les ambitions. Etre prêt à transiger avec l’ennemi, pour gagner un coup sur l’échiquier, avancer. Et, aussi, ne faire aucun mystère sur leurs valeurs, généreuses et universelles. En ces temps où les notions humanistes sont dévaluées par tant de responsables politiques de la planète, les manifestants soudanais ont fait triompher un rêve de monde meilleur, plus juste. On disait encore récemment : progressiste. Le monde, justement, serait avisé de se souvenir que c’est du Soudan qu’est venu, en 2019, le courage de cette leçon de choses.

Aujourd’hui, les pessimistes estiment, sans doute avec raison, que les chances du camp démocrate, dans la transition mise en place par la « déclaration constitutionnelle », sont encore minces, et que les généraux, qui sont associés à ses structures, vont s’efforcer de tirer les ficelles du nouveau Soudan en se cachant derrière le visage avenant des démocrates. Mais désormais rien ne paraît plus impossible.

Faire avancer leur « révolution »

Tant d’analystes, tant de responsables sur le continent supposaient Omar Al-Bachir indéracinable. Le général, au pouvoir depuis près de trente ans, avait son fan-club discret. Ne défiait-il pas l’Occident ? En réalité, tout cela n’était qu’illusion. Le pouvoir soudanais était à vendre, et du reste traitait dès que possible avec tous les Etats de la planète selon ses intérêts, occidentaux compris. Il ne devait sa prétendue stabilité qu’à un dosage de brutalité, de divisions entretenues parmi les barons du régime, et à un phagocytage complet de l’économie.

Les manifestants soudanais et leurs représentants n’avaient pas de fusils, mais plusieurs armes. Ils avaient compris, avant tout le monde, combien cette construction était creuse. Ils n’ont eu peur ni de la violence ni des mots pour faire avancer leur « révolution », comme ils l’ont nommée. Les experts diront si le terme est approprié. En l’état actuel des choses, il constitue déjà le mot de passe fiévreux d’un courage soudanais qui pourrait faire des émules.