Lotfi Abdelli lors de la cérémonie de clôture des Journées cinématographiques de Carthage, en Tunisie, le 5 novembre 2016. / FETHI BELAID / AFP

Dans les salles archi-combles du centre-ville de Tunis, comme le Colisée, ou devant des parterres plus réduits, comme au cinéma Alhambra Zephyr de La Marsa, en banlieue, son succès ne se dément pas. « Entre jeunes, on parle des tabous, mais pas avec nos familles. Lui, il met tout le monde face à face », explique Teyma Touati, une étudiante de 20 ans. « Je pense qu’il a tout compris à la psychologie des Tunisiens », renchérit Fatma Triki, propriétaire de maisons d’hôtes. « Il parle vraiment de nous, de nos défauts, et nous avons tous besoin d’en rire », estime Sana Gargouri, une cheffe d’entreprise.

Lui, c’est Lotfi Abdelli. A 49 ans, l’humoriste faire rire toutes les générations, toutes les classes sociales de Tunisie. Sa marque de fabrique : un humour subversif qui se nourrit des discussions de café comme de la richesse du dialecte tunisien, dont il raffole. Ce vendredi 16 août, c’est dans l’amphithéâtre de Carthage que ses fans pourront applaudir ses meilleurs traits d’esprit.

Son atout : avoir su installer sa popularité dans le temps. Professionnel depuis ses 17 ans, il a été formé par l’élite du théâtre tunisien, les Mohamed Driss et Raja Ben Ammar. « Une époque où on voulait être artiste avant d’être connu », raconte-t-il dans son café, Little Sarrajine, à quelques encablures de la médina de Tunis. Après un début de carrière dans les années 1990 au sein de troupes de danse et de théâtre, il produit ses one man shows depuis plus de dix ans devant un public fidèle qui se renouvelle grâce à l’arrivée de nombreux jeunes.

« Sous Ben Ali, j’avais trois ou quatre flics dans la salle »

« Je fais les bêtises à leur place, c’est ça que les gens aiment, dit-il. Parce qu’eux ne peuvent pas les faire, souvent à cause de leurs tabous ou de leurs complexes. C’est mon travail de provoquer. »

Les « klem zeid » (gros mots) sont toujours revisités pour créer un jeu de mots sans tomber totalement dans la vulgarité. « Le public pense que je dis un gros mot, mais en fait c’est un jeu de langage qui fait que chacun l’interprète à sa façon. C’est la base de mon théâtre aujourd’hui. » Depuis son premier spectacle, Made in Tunisia, en 2009, l’artiste dresse un portrait acerbe de la société tunisienne et de son évolution, sans pour autant prétendre changer les mentalités. « Car un Tunisien peut être à la fois très ouvert sur certaines choses et très fermé sur d’autres, observe-t-il. Cela a toujours été notre force et notre contradiction. »

Avec sa silhouette fuselée, il joue de la gestuelle apprise pendant ses années de danse et du comique de situation, tirant la plupart de ses tirades de moments cocasses de la vie d’un Tunisien lambda : l’enfance ponctuée de sorties à la plage, où chacun se rappelle un père serrant la « fouta » (drap de bain) entre ses dents pour enfiler son maillot de bain à l’abri des regards ; les modes ringardes dont personne ne veut se souvenir, telles que le gel Trim, qui « tenait bien droit les cheveux » ; ou encore un concert de Madonna retransmis à la télévision et regardé par la moitié des foyers, qui n’avaient accès à l’époque qu’au journal télévisé ou « à des images de Bourguiba qui nage ».

Même sous Ben Ali, l’humoriste savait tourner en dérision le carcan imposé. « Il fallait contourner la censure, mais la dictature était aussi une matière première pour l’humour. A chaque spectacle, j’avais trois ou quatre flics dans la salle qui prenaient des notes et se marraient en même temps », se souvient-il.

« L’humour est vraiment une arme dans le monde arabe »

Dans son dernier spectacle, Lotfi Abdelli revisite l’histoire de Carthage et d’Hannibal pour arriver jusqu’au temps présent, qu’il qualifie de parking « parce qu’on y fait toujours marche arrière ». Au-delà d’une connaissance fine des travers et des charmes de la société tunisienne, l’humoriste s’aventure aussi en politique. En 2012, son spectacle 100 % Halal a été annulé à cause de salafistes qui manifestaient contre lui. « Je parle de religion dans mes spectacles, mais surtout pour dénoncer ceux qui en parlent mal ou qui l’instrumentalisent », précise-t-il.

Aujourd’hui encore, dans 100 % Tabou, Lotfi Abdelli n’épargne personne. Il compare les politiciens à Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook : « Les Américains ils ont Mark Zuckerberg, nous on a des “zock el berek” » (littéralement, des « trous du cul posés sur une chaise »). « Ce n’est pas toujours facile, reconnaît-il. L’humour est vraiment une arme dans le monde arabe. Je développe le mien par rapport au public, ses lignes rouges et ses craintes. »

L’humoriste est aussi présent au cinéma, où il multiplie les rôles dramatiques dans des productions tunisiennes. Il a obtenu une reconnaissance populaire en interprétant une figure du banditisme tunisien des années 1960, Ali Chouerreb, dans un feuilleton télévisé diffusé pendant le ramadan, ou en jouant dans une série satirique sur la police américaine, Bolice. L’artiste, qui criait « Dégage » au président Ben Ali dès le 13 janvier 2011, refuse de se qualifier d’« engagé », mais dit être « l’ennemi numéro 1 des politiciens ».

« Nous en sommes encore à voter pour le moins pire »

Volontiers provocateur, il donne régulièrement son point de vue dans des vidéos postées sur Instagram, où il est suivi par plus d’un million d’internautes. Certains l’accusent d’être prétentieux, d’autres lui reprochent certaines prises de position, comme lorsqu’il qualifie de « rats » les manifestants non jeûneurs du ramadan. Mais il est l’un des rares humoristes à pouvoir parler de sexualité et de tabous sociaux, même en plein mois saint, pour faire rire son public. En outre, dans un pays où l’artiste n’a pas de statut juridique, Lotfi Abdelli est un défenseur de la profession et parvient à vivre de son travail.

Quand il sort de scène, l’homme quitte son rôle de trublion pour analyser une société qu’il aime beaucoup « mais qui va mal ». « Aujourd’hui, nous sommes encore dans une époque où le Tunisien va voter pour le moins pire. Peut-être qu’un jour on votera en se disant “waoh, celui-là il est top !” », espère-t-il à quelques semaines des élections présidentielle et législatives.