Bernard Haykel, directeur des études proche-orientales à l’université de Princeton aux Etats-Unis et spécialiste de la péninsule Arabique.

Les Etats-Unis veulent rassurer leurs partenaires du Golfe, qui s’inquiètent d’un possible rapprochement avec l’Iran à la faveur de l’accord sur le nucléaire. C’est l’un des objectifs de la visite entamée, samedi 23 janvier, à Riyad, du secrétaire d’Etat américain, John Kerry. Ce dernier doit assister à une réunion des ministres des affaires étrangères des six pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), puis s’entretenir avec le roi saoudien Salmane, le futur prince héritier Mohamed ben Salmane, le ministre des affaires étrangères Adel al-Jubeir, ainsi qu’avec le coordinateur de la coalition de l’opposition syrienne, Riad Hijab.

Dans un entretien au « Monde », Bernard Haykel, directeur des études proche-orientales à l’université de Princeton aux Etats-Unis et spécialiste de la péninsule Arabique analyse l’évolution de ces relations Etats-Unis/Arabie saoudite. Diplômé d’Oxford, ses recherches portent sur l’héritage de courants traditionnels religieux tels que le salafisme ou le zaïdisme. Il étudie aussi l’impact de la rente pétrolière sur les sociétés du Golfe.

L’Arabie saoudite a pris de court son allié américain à plusieurs reprises : offensive au Yémen en mars 2015, bouderie du roi Salman lors du sommet de Camp David deux mois plus tard, exécution du cheikh saoudien chiite Nimr Al-Nimr. Comment l’expliquer ?

Bernard Haykel : Les logiques concernant le Yémen et les exécutions ne sont pas les mêmes. Les condamnations à mort relèvent d’une question intérieure saoudienne. Celle d’Al-Nimr s’est inscrite dans une vague de 47 exécutions, dont 43 djihadistes sunnites. Il y avait parmi eux des durs, des théoriciens du djihadisme impliqués dans des attentats entre 2003 et 2010. Il était difficile d’exécuter 43 sunnites sans tuer aussi des chiites considérés comme radicaux, même si ces derniers n’étaient jamais allés jusqu’à prôner la lutte armée.

Le pouvoir saoudien a voulu montrer que la justice vaut pour tout le monde et envoyer un message très fort à la population saoudienne pour montrer qu’il y a des limites à ne pas franchir. Enfin, en tuant un chiite radical, il a pu vouloir montrer à l’organisation Etat islamique (EI) qu’il est le meilleur rempart contre les chiites. Du point de vue saoudien, la réaction très violente de Téhéran a plutôt joué à son avantage, puisque Riyad est alors apparu comme le champion du sunnisme et que tout le monde, dans la région, l’a soutenu. C’est un coup de maître si on se fie à l’approbation que cela a engendrée sur les réseaux sociaux dans le pays.

Le Yémen, c’est une histoire plus compliquée. Je crois qu’il faut revenir à l’arrivée sur le trône d’un nouveau roi, Salman, en janvier 2015, et d’un nouveau prince, son fils Mohammed Ben Salman, nommé ministre de la défense à 29 ans. Ce dernier a cru jouer un bon coup en frappant très fort, à l’israélienne, la rébellion houthiste qui entretient des liens pas très clairs avec l’Iran.

Pour quelles raisons ?

Mohammed Ben Salman agit dans le cadre d’une compétition très forte avec le prince héritier, son cousin Mohammed Ben Nayef, puissant ministre de l’intérieur. Il faut ajouter que MBS a sans doute été influencé par le prince héritier des Emirats arabes unis, le puissant Mohammed Ben Zayed, un autre ambitieux qui croit beaucoup à la force.

Quel est le bilan de cette équipée au Yémen ?

Cette intervention est un échec. On sait que ce pays est une sorte d’Afghanistan. Il a été le cimetière des Ottomans et après la révolution de 1962, les Egyptiens s’y sont également enlisés. Au Yémen, l’histoire montre qu’il faut éviter de s’impliquer militairement et qu’il vaut mieux acheter les factions pour parvenir à une sorte d’équilibre. Je me demande d’ailleurs si les Saoudiens savent comment ils vont s’en sortir…

Pour Washington, cette intervention a été perçue comme une distraction par rapport à la cible principale, l’EI.

C’est exact. Mais, en fait, la rupture entre Riyad et Washington remonte à l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les Saoudiens, qui y étaient opposés, avaient prévenu les Américains qu’ils allaient offrir l’Irak aux Iraniens sur un plateau d’argent, et ils ont eu raison. Mais comme il s’agit cependant de leur grand allié, ils l’ont soutenu logistiquement. Ensuite, Barack Obama a développé le thème du « pivot » américain vers l’Asie, qui sous-entendait que le Moyen-Orient n’était plus important pour Washington. Cerise sur le gâteau : il s’est totalement investi pour faire aboutir l’accord avec l’Iran sur le nucléaire. Il y a cette idée entretenue à la Maison Blanche que l’Iran peut se transformer en Etat responsable.

Les Saoudiens et les Israéliens contestent vivement cette vision qu’ils jugent naïve. S’ajoute à cela le sentiment, chez les dirigeants saoudiens, qu’Obama ne sera pas là pour les soutenir en cas de coup dur : l’exemple du lâchage d’Hosni Moubarak [en février 2011] les a marqués. La guerre au Yémen visait aussi à dire à Washington : « Vous avez vos priorités, mais nous avons les nôtres ». L’EI est un danger mais l’Iran est, pour eux, une menace plus grande encore. Les Saoudiens ont le sentiment d’un encerclement par le truchement des alliés de l’Iran en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen… Au Yémen, les Américains ont certes été pris par surprise mais, comme les Saoudiens en 2003, ils ont choisi d’aider leur allié. Ils assurent même le ravitaillement en vol des bombardiers qui frappent le Yémen, ce qui embarrasse beaucoup Washington, compte tenu de la catastrophe humanitaire qui menace ce pays.

Ces dissensions sont-elles de nature à ouvrir une faille durable, par-delà le dernier mandat de Barack Obama, entre les deux pays ? Son successeur peut-il remettre en cause cette alliance historique ?

Les Saoudiens développent à ce sujet deux thèmes. Tout d’abord, ils mettent en avant le fait qu’ils constituent la « banque centrale » du pétrole mondial. La stratégie de préservation de leurs parts de marché a des conséquences très fortes sur le pétrole de schiste américain, mais aussi sur l’Iran et la Russie. On ne peut donc pas traiter par-dessus la jambe l’Arabie saoudite. Le pétrole est un marché global, le rôle de Riyad est important et il ne va pas être remis en cause du jour au lendemain. Ils insistent ensuite sur un autre aspect de la relation américano-saoudienne : l’attachement qui a toujours été manifesté par Riyad à la stabilité régionale et internationale. C’est un pouvoir de statu quo, qui veut empêcher le bouleversement de la région. Dans le contexte actuel, c’est important.

Vous voulez dire que même si les Américains voulaient un changement d’alliances, en se tournant par exemple vers l’Iran, ils ne le pourraient pas ?

C’est en effet impossible, pour des raisons structurelles. Les Américains parlent d’indépendance énergétique, mais c’est un mythe. D’autant que les Saoudiens ont parfaitement intériorisé le fait d’être un acteur responsable du système [pétrolier], contrairement au Venezuela, qui a toujours utilisé le pétrole comme une arme politique. Il y a certes des problèmes, mais n’importe quel président américain comprendra très vite l’intérêt de la relation avec Riyad. Je crois même que s’il y avait une crise majeure, les Etats-Unis interviendraient pour protéger cette relation.

Les Saoudiens en sont-ils convaincus ?

Il y a un cauchemar saoudien dans lequel les Etats-Unis interviendraient, mais trop tard. On peut imaginer des scénarios catastrophes pour Riyad avec des milices chiites irakiennes téléguidées par Téhéran, qui prendraient le contrôle de la province orientale où sont concentrés les gisements pétroliers.

Comment Riyad envisage la prochaine administration américaine ?

Les Saoudiens ont toujours voulu développer une relation personnelle avec le président américain, toujours souhaité que l’ambassadeur américain soit un très proche, un intime, capable d’appeler directement la Maison Blanche sans passer par la machine du département d’Etat. Ils ont toujours voulu que l’ambassadeur soit le représentant du président, plus que le représentant du pays. Par exemple, George W. Bush avait envoyé comme premier ambassadeur son avocat personnel, quelqu’un de la famille en quelque sorte. Barack Obama a refusé de faire cela, ce qui a profondément troublé Riyad.

J’imagine qu’un [Ted] Cruz, lié au pétrole du Texas, serait pour eux une solution satisfaisante. Il en irait de même avec [Donald] Trump, qui peut être considéré avant tout comme un businessman, et donc à même de comprendre certains fondamentaux. C’est moins clair avec [Hillary] Clinton, même si les Saoudiens ont beaucoup contribué à la Fondation [Clinon, du nom de l’ancien président] et même à la Bibliothèque [présidentielle] Clinton dans l’Arkansas et à l’université du même Etat. Ils seraient néanmoins plus à l’aise avec Hillary Clinton qu’avec Barack Obama, qui était pour eux un outsider, sans expérience internationale, et qui n’avait pas, à son arrivée au pouvoir, de conseillers qu’ils connaissaient bien.