A bord de l’« Ocean Viking », mercredi 20 août. / ANNE CHAON / AFP

Cela fait douze jours qu’ils attendent. Douze longs jours que l’ONG SOS Méditerranée a demandé aux autorités italiennes et maltaises l’autorisation de débarquer dans l’un de leurs ports les 85 personnes qu’elle avait recueillies sur l’Ocean-Viking le 9 août. Trois jours après, et autant d’opérations de secours menées au large de la Libye, 271 rescapés les ont rejoints à bord.

Mercredi 21 août au soir, aucun port n’avait encore donné son accord pour les accueillir. L’Elysée a cependant fait savoir que la France accueillera « un nombre important de migrants » une fois le bateau débarqué dans « le port le plus proche », à Malte ou en Italie.

La veille, un autre navire humanitaire, l’Open-Arms, recevait l’autorisation de la justice italienne de débarquer à Lampedusa (Italie), après dix-neuf jours d’attente et de nombreuses tractations européennes, contre l’avis du ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini. La nouvelle, qui a commencé à se répandre à bord de l’Ocean-Viking, devrait apaiser les nombreuses tensions que la promiscuité et l’incertitude ont fait naître.

Le point sur la situation avec Louise Guillaumat, chargée de recherche et d’analyse à SOS Méditerranée, et Stefanie, responsable de l’équipe médicale de Médecins sans frontières (MSF), toutes deux actuellement à bord de l’Ocean-Viking.

Quel est le profil des 356 personnes à bord ?

L. G. : La grande majorité sont des jeunes hommes, entre 15 et 25 ans. Il y a 103 mineurs, dont 92 non accompagnés. Ils arrivent principalement du Soudan, un pays en guerre, après avoir passé des mois à traverser le continent africain. Beaucoup d’entre eux ont passé des semaines, voire plusieurs mois, en rétention en Libye, à subir des sévices – coups de couteau, brûlures, chocs électriques, viols –, dont les équipes médicales trouvent encore les traces sur leur corps.

Comment se passe une journée à bord de l’Ocean-Viking ?

L. G. : La journée s’articule autour du cycle du soleil. Comme les gens dorment sur le pont, ils sont réveillés par les éléments naturels : le soleil dans le meilleur des cas, la houle et le vent quand le temps est mauvais.

La journée est ensuite rythmée par les deux repas. Nous tâchons d’en distribuer au moins un chaud par jour. Les autres fois, ce sont des rations d’urgence, c’est-à-dire des barres de céréales protéinées. Une ou deux fois par semaine, quand les capacités en eau le permettent, nous organisons des douches et des lessives.

Le reste de la journée est comblé par des activités que nous organisons. Certains jouent à des jeux de société, qu’ils ont pour la plupart fabriqués eux-mêmes avec des cartons et des bouchons de bouteille. On distribue aussi à certains moments de la journée des instruments de musique.

Nous prenons aussi beaucoup de temps pour discuter, individuellement ou en petits groupes, avec eux. Cela fait douze jours que certains sont à bord, donc les tensions, les angoisses et les questionnements montent. Nous tentons de les rassurer et de leur expliquer ce qu’il se passe en dehors du bateau. Ici, on est coupés du monde.

Quid de la situation médicale des personnes à bord ? Pouvez-vous décrire concrètement la journée des médecins de MSF à bord ?

S. : Nous sommes sur le bateau depuis maintenant treize jours. Au départ, nous nous concentrions sur les urgences. Aujourd’hui, nous faisons du suivi d’infections de la peau et de maladies chroniques.

Pendant la journée, notre équipe médicale se rend aussi très disponible à la discussion. Cela fait partie des premiers secours psychologiques, pour prévenir des situations de stress post-traumatique. Les rescapés sont en effet traumatisés par leurs expériences en Libye – celles qu’ils ont vécues et celles qu’on a fait subir à leurs proches sous leurs yeux.

Leurs troubles – l’anxiété, l’hypervigilance et l’hypersensibilité – reviennent particulièrement en ce moment, en mer, parce que les rescapés font face à une situation sur laquelle ils n’ont aucun contrôle et qui ne leur offre aucune perspective. Ils ont peur, ils sont désespérés, leur état psychologique se détériore. Des tensions éclosent entre eux.

L’« Ocean-Viking » est actuellement entre Malte et l’Italie. Avez-vous eu des retours sur les tractations en cours ?

L. G. : Depuis le bateau, nous avons peu d’échos des discussions politiques. Nous savons qu’il y a des discussions en cours au niveau européen.

Nous avons fait la demande, selon le droit maritime, au centre de coordination de sauvetage maltais et italien. En principe, nous aurions dû obtenir une réponse en quelques heures, voire en quelques jours, puisqu’un bateau de sauvetage comme le nôtre est censé pouvoir accueillir un grand nombre de personnes, dans des conditions relativement précaires, mais pour des durées courtes.

Douze jours après notre demande, nous n’avons eu aucune réponse positive, et c’est inacceptable. Depuis le navire, cette attente semble une éternité pour les équipes et les rescapés, mais nous avons bon espoir qu’une solution soit trouvée.

Comment se sentent vos équipes face à cette situation ?

S. : L’équipe médicale travaille jour et nuit pour les rescapés. Tout le monde est très fatigué. D’autant que la tension générée par l’attente est en train d’augmenter et que nos équipes n’ont pas la capacité de répondre aux besoins psychologiques de tous. Nous ressentons donc aussi de la frustration.

L. G. : Il faut souligner que les membres de l’équipe à bord (neuf marins qui font fonctionner le navire, neuf personnes de MSF et treize de SOS Méditerranée) sont tous des professionnels. La gestion de la fatigue est donc également pensée : nous essayons de ne pas dépasser six semaines d’affilée en mission, puis de nous reposer ensuite trois semaines avant de repartir de nouveau en mer.

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