L’AVIS DU « MONDE » - À NE PAS MANQUER

Inaugurée en 1990 avec La Vie des morts, la Télémachie cinématographique d’Arnaud Desplechin – « cinéfils » en quête éternelle de filiation – amorce depuis 2007 le mouvement d’un retour à Ithaque, autrement nommée Roubaix où, cette année-là précisément, la maison familiale du cinéaste fut mise en vente. Il en ressortira le documentaire L’Aimée (2007), les fictions Un conte de Noël (2008), Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), Les Fantômes d’Ismaël (2017), titres auxquels s’ajoute aujourd’hui Roubaix, une lumière.

La séquence est éloquente. Autour de la maison d’enfance, l’amour et la cruauté, la tendresse et la folie tendent au cinéaste les spectres de la hantise dissociative en même temps que le havre auquel on ne peut faire autrement que revenir. On y est. Mais Roubaix, une lumière apporte, dans ce registre, deux nouveautés d’importance. Le fait divers et le polar. Inspiré d’un documentaire immersif qui fit sensation pour avoir enregistré le terrible aveu d’un assassinat – Roubaix, commissariat central, affaires courantes de Mosco Boucault, diffusé en 2008 sur France 3 – le film de Desplechin lui reste étonnamment fidèle dans son découpage, au point d’en paraître bizarrement ficelé.

Lutte pour la survie et souffle de l’imposture

Plusieurs pistes partent ainsi de la première partie du film – à l’instar du documentaire naviguant au gré des urgences de Police secours – sur les pas du commissaire Daoud et de son équipe, confrontés à la misère sociale et humaine de la ville. Bagarre de voisinage, escroquerie à l’assurance, fugue d’une mineure, viol d’une toute jeune fille, incendie dans un immeuble. Mais déjà, quelque chose s’éloigne irrémédiablement du réalisme documenté à la « Dardenne », ce pourquoi d’ailleurs, nordistes pour nordistes, les Dardenne sont les Dardenne et Desplechin est Desplechin.

Ce quelque chose est la ligne secrètement active qui sépare l’ombre et la lumière, allégorisant rapidement la trivialité du matériau. L’ombre, c’est Roubaix poussé au (film) noir, sa nuit rougeoyante, sa dure pauvreté, sa lutte poisseuse pour la survie. La lumière, c’est Daoud – et avec lui la grandeur de l’acteur Roschdy Zem – commissaire de police et enfant du cru, d’emblée méta réel dans les deux registres. Origine maghrébine, souvenirs amers plein la hotte mais sourire absolu, déterminé, supra conscient, ultra-lucide.

Daoud, c’est le miracle de Noël fait homme. Là où il paraît, la lumière s’allume. Son jeune lieutenant, Louis, l’admire d’autant plus qu’il trompe quant à lui dans le corps policier une vocation avortée à la direction sacerdotale des âmes. Daoud, au fond, on le connaît. C’est un artiste dans la lignée du paria biblique Ismaël, tel que Herman Melville, Ingmar Bergman, Arnaud Desplechin lui-même, le transfigurent respectivement dans Moby Dick, Fanny et Alexandre, Rois et Reine. Hétérodoxe, médiumnique, inquiétant et rayonnant à la fois. Tout cela se précise dans la seconde partie du film. Parce que l’incendie dans la cour d’immeuble n’a pas fini de parler. Il masque le cadavre d’une vieille femme détroussée dans son appartement, un acte criminel abject et deux jeunes suspectes, voisines de cour croisées au cours de l’enquête.

On a nommé le couple d’amantes déglinguées et décavées Claude et Marie, causes d’un malaise possible dans la réception du film. Le souffle tiède de l’imposture saisit en effet à la vision de Léa Seydoux et Sara Forestier affublées des stigmates ostensibles de la misère, le rouge au nez, le tic aux lèvres, la graisse aux cheveux. On est pourtant ici au cœur du film. Et le défi y est double. Les imposer d’abord au risque de l’invraisemblance, précisément au nom des puissances de la fiction. Les humaniser ensuite au cours du marathon mental que constitue l’interrogatoire mené par Daoud et son équipe. Claude qui résiste et qui manipule l’affaire, au nom de sa fillette. Marie qui n’a rien d’autre que Claude dans sa vie pour ne pas mourir sur le champ et qui au contraire les charge toutes deux. Etrange ballet d’aveux et de dénégations, d’arguments retors et de besoin d’expiation, où l’abjection et l’amour se cognent violemment l’un à l’autre. Elles avaient tout de même étranglé la vieille femme pour lui dérober sa télé et du produit vaisselle…

Le témoignage d’une humanité perdue

A travers le fait divers roubaisien de 2002 remonte à la mémoire le carnage passé à la postérité des sœurs Papin, ces deux jeunes domestiques qui, le 2 février 1933 au Mans, massacrèrent sauvagement leurs patronnes. L’homicide, dans sa dimension de juste revanche sociale, a depuis lors nourri l’imaginaire des surréalistes et de Jean Genet (Les Bonnes) puis, au cinéma, de Claude Chabrol (La Cérémonie, 1995) et Jean-Pierre Denis (Les Blessures assassines, 2002). Rapporté à cette tradition anarcho-révolutionnaire, on voit combien le film d’Arnaud Desplechin s’en éloigne.

Le crime comme symptôme social, comme violence expiatoire et climax passionnel ne l’intéresse pas. Il ne le représente d’ailleurs même pas. Le crime comme témoignage de l’existence et de l’opacité du Mal, sa reconstitution comme reconquête maïeutique – par les mots et par les gestes – d’une humanité perdue, voilà en revanche qui justifie sa recherche sur la possible représentation de l’abjection. Cette longue et poignante reconstitution de l’acte sur les lieux du crime est d’ailleurs le moment du film où le polar hollywoodien croise le documentaire génocidaire français. Les ombres de Shoah de Claude Lanzmann ou de S21 de Rithy Panh, dont on sait en quelle estime les tient Desplechin, s’insinuent furtivement sur la scène du crime.

Dernière chose enfin, par quoi Roubaix, une lumière se rattache à notre époque. Le fait divers de 2002 diverge, en effet, de celui de 1933. La lutte des classes n’y offre même plus la possibilité d’un horizon d’intelligibilité. Deux pauvres filles y tuent une pauvre vieille dans l’espoir de lui voler des économies dont elle ne dispose même pas. C’est le propre d’un système qui, tenant pour non profitable à ses intérêts le droit des plus démunis à un minimum de dignité, envoie en connaissance de cause à la casse un peuple de reclus. Roubaix, une lumière montre qu’en vérité ce spectacle nous concerne et cette violence nous atteint.

ROUBAIX UNE LUMIÈRE Bande Annonce (2019) Léa Seydoux
Durée : 02:09

Film français d’Arnaud Desplechin. Avec Roschdy Zem, Sara Forestier, Léa Seydoux, Antoine Reinartz (1 h 59).