Souleymane Guengueng, l’homme sans qui le procès Habré n’aurait pas eu lieu
Souleymane Guengueng, l’homme sans qui le procès Habré n’aurait pas eu lieu
Par Jean-Pierre Bat (Dakar, envoyé spécial)
En 1990, sortant des prisons d’Hissène Habré, le « témoin 0001 » a créé une association de victimes qui rendra possible le travail de la justice internationale.
Souleymane Guengueng, aujourd'hui âgé de 66 ans, est sorti en 1990 comme un "squelette vivant" des prisons d'Hissène Habré. Son travail pour organiser les victimes en association a permis le travail de la justice internationale. | Eric Bouvet
Le procès de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré pour crimes contre l’humanité, tortures et crimes de guerre se poursuit à Dakar, devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE). Mercredi 18 et jeudi 19 novembre, Souleymane Guengueng est venu témoigner. Cet homme, aujourd’hui âgé de 66 ans, a bien failli mourir dans les prisons du régime Habré (1982-1990). Il y a contracté une hépatite, la dengue et le paludisme. Il y a survécu dans des cellules surpeuplées, en mangeant des rats. Il y a vu la mort et la torture. En sortant, il a pourtant trouvé le courage d’organiser les dépositions des victimes, un geste sans lequel les ONG et la justice internationale n’auraient jamais pu travailler en vue du procès. Voici son histoire.
Comprendre le procès de l’ancien dictateur du Tchad Hissène Habré en 5 minutes
Durée : 04:26
Eté 1991. Dans la cour des anciens locaux de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) en plein cœur de N’Djamena, un homme de grande taille anime une discussion avec ceux qu’il appelle ses « collègues ». Des collègues d’un genre particulier : il s’agit de victimes du système répressif de la DDS, la police politique du régime Habré. L’orateur lui-même est une victime. Tous ces anciens détenus ne sont plus seulement des victimes, ils sont surtout des survivants. L’orateur, dont le nom étrange ne dit encore rien à personne mais qui sera des années plus tard considéré comme un maillon essentiel de la justice internationale, plaide deux priorités : s’organiser pour demander des aides (à commencer par des vivres et des soins) et lutter pour la justice. Mais, au sein du groupe, la peur domine : d’abord à cause du poids du traumatisme, ensuite parce que les agents et cadres de l’ancienne police politique se sont reconvertis dans les services de sécurité du nouveau régime.
Depuis quelque temps, les locaux de la DDS ont été transformés en siège de la Commission nationale d’enquête sur les crimes et détournements reprochés à Hissène Habré, que dirige le juge tchadien Mahamat Hassan Abakar. Ce dernier observe la scène. Depuis deux jours, il fait diffuser à la radio des appels à témoins. Car sans témoin les archives de la DDS dont il dispose restent des feuilles mortes. Une fois la conversation entre survivants terminée, Mahamat Hassan Abakar fait appeler auprès de lui l’orateur. Il se présente à lui en qualité de président de la commission d’enquête et lui demande de convaincre ses « collègues » de témoigner. Car son registre des auditions reste désespérément vide.
Souleymane Guengueng shows utensils he forged in #HisseneHabre's jails. "I've waited 25 years to show these " https://t.co/VZmgDCq7Vd
— ReedBrody (@Reed Brody)
L’orateur s’empare d’un stylo. Dans la première colonne du registre, il écrit « 0001 » et dans la seconde, son nom : Souleymane Guengueng. Son témoignage signe ainsi le véritable lancement du travail de la commission d’enquête. A sa suite, les survivants se succèdent pour apporter leur témoignage auprès de la commission. Elle auditionnera au total 1 684 victimes directes et indirectes.
Souleymane got hepatitis,dengue, malaria in #HisseneHabre's jails. Crowded cells, ate rats, saw death and torture, https://t.co/gdMqZDf10G
— ReedBrody (@Reed Brody)
Souleymane Guengueng est ensuite informé de l’initiative d’autres survivants qui cherchent à se constituer en organisation de victimes du régime Habré. Ainsi rencontre-t-il Zakaria Fadoul. Souleymane Guengueng le convainc d’unir leurs forces en une seule association plutôt qu’en multiples sous-groupes. Et c’est la naissance, le 18 décembre 1991, de l’Association des victimes des crimes et répressions politiques au Tchad (AVCRP), qui allait changer le cours de l’histoire pour l’ancien dictateur.
Le 3 août 1988, date de son arrestation, Souleymane Guengueng est un agent comptable de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT). A cause de la guerre de 1979-1980, les bureaux de la CBLT sont transférés de N’Djamena à Maroua, au nord du Cameroun. Au 1er janvier 1987, la CBLT réintègre son siège tchadien. Or cela fait au moins trois ans que la DDS a fiché Souleymane Guengueng comme « opposant politique réfugié à Maroua ». Alors que Souleymane Guengueng est revenu à N’Djamena, la DDS poursuit sa surveillance, jusqu’à ce 3 août 1988. Comme nombre de victimes, il ignore à ce moment pourquoi il est convoqué et n’imagine pas un instant que commence son calvaire. Interrogé par Samuel Yalde, chef du service « exploitation » de la DDS, il est accusé de recel de fonds volés à la CotonTchad, l’entreprise publique cotonnière, en vue de recruter des rebelles sur la frontière tchado-camerounaise.
Après son interrogatoire, Souleymane Guengueng va être jeté dans les cellules du redoutable « camp des martyrs ». Les prisonniers y meurent de la « diète noire » (privation de nourriture et d’eau), de la chaleur, d’épuisement, du manque d’hygiène. Le cas de Souleymane Guengueng est aggravé par des soins trop longtemps refusés : le 4 août, lendemain de son arrestation, il était censé entrer à l’hôpital. Par trois fois, il tombe dans le coma dans sa cellule du « camp des martyrs ». La dégradation de son état de santé lui vaut d’être transféré le 17 février 1989 à la « prison des locaux ».
Pour survivre, il y organise un cercle de prière chrétienne, tandis que des cercles de prière musulmane se mettent aussi en place. En réaction et par mesure disciplinaire, la DDS le renvoie au « camp des martyrs », puis au « camp de la gendarmerie ». Souleymane Guengueng voit ses codétenus mourir sous ses yeux. Il s’accroche à sa foi. Au fond de sa geôle, ce prisonnier ordinaire fait le serment de travailler pour la justice. Le 1er décembre 1990, avec la chute d’Hissène Habré, les portes des prisons de la DDS s’ouvrent. Ce sont des « squelettes vivants » qui sortent des cellules, selon les mots de Souleymane Guengueng, confirmés par les images projetées à l’ouverture du procès Habré, en septembre 2015. Il faudra environ cinq mois à Souleymane Guengueng pour se rétablir physiquement. Puis il entend à la radio l’appel de la commission d’enquête et se rend, en cet été 1991, dans les anciens locaux de la DDS, au cœur du système répressif auquel il a survécu. Son combat pour la justice commence, qui trouvera son aboutissement un quart de siècle plus tard, à Dakar, en témoignant devant les Chambres africaines extraordinaires qui jugent Hissène Habré.