Le MegaOctet d’Andy Emler étincèle à Marly
Le MegaOctet d’Andy Emler étincèle à Marly
Par Francis Marmande
Le festival mosellan s’est encore une fois distingué par sa modestie et l’intelligence de sa programmation.
Le MegaOctet d’Andy Emler au Marly Jazz Festival, le 14 mai. | CHRISTIAN HARTMANN
Ce dimanche 15 mai, Gary Peacock, compositeur, un des contrebassistes historiques de ces 70 dernières années (il vient d’avoir, le 12 mai, 80 ans), svelte et gracieux comme un chat zen, la plus belle chorégraphie des mains que l’on ait jamais vue sur un manche de contrebasse, la plus élégante, une carrière de dictionnaire, se présente en trio de luxe (Marc Copland, piano, Joey Baron, batterie), point d’orgue du Marly Jazz Festival (Moselle). Son pénultième concert en Europe. Dernière apparition à ne manquer sous aucun prétexte, jeudi 19 mai, à l’Europa Jazz Festival du Mans.
Qu’est-ce qu’un festival intelligent ? Marly, en Moselle, « petit festival » ? Ainsi le voient humblement ses organisateurs et formidables bénévoles. Il n’est pas de « petit festival ». Il en fut de gros. Ils finissent généralement comme les dinosaures. De grands. Ils ont joué leur rôle dans l’histoire du jazz (Nice, Newport, Juan-les-Pins, Montreux, Marciac…). Les foires internationales, quant à elles, sont devenues autant de podiums à tourneurs professionnels qui jouent au badminton avec rhubarbe et séné. Impeccable loi du marché.
Il n’en est pas de « petit ». Certainement pas, aux vues des douze dernières éditions, celui de Marly. Devaient précéder Gary Peacock, les Linky Toys augmentés de François Corneloup. Modernité cadrée. À surveiller de près. Typique de l’ingéniosité de Marly : un musicien canal historique (Peacock), un baryton en pleine maturité (Corneloup), un groupe innovant. La réponse claquante à ceux qui désespèrent : pas seulement du jazz, mais de tout.
Ce qui distingue Marly, c’est la politique de ses premières parties. Tremplin, galop d’essai, premier bal, mais on ne double pas le concert. Le très troublant nOx.3 (l’avenir existe) avant Andy Emler MegaOctet ; le ténor Robby Marshall avant Garcia Fons ; Ana Carla Maza avant la délicieuse Stacy Kent, cela a du sens.
Stacey Kent est une chanteuse d’envergure internationale, capable des standards, de la chanson française ou de la bossa avec le même swing distingué. À qui confier l’ouverture de sa soirée ? « On n’allait pas lui coller des cuivres », dit Patrice Winzenrieth, créateur et programmateur du festival. Va donc pour une « déb » bien lancée, Ana Carla Maza, Cubaine, fille du pianiste chilien Carlos Maza, seule en scène avec son violoncelle.
Aucun rapport avec le jazz, sous quelque forme qu’on l’entende. Peu importe. Beaucoup d’allure. Un divertissement plein de culot : milongas et chansons de toutes les Amériques du Sud, accompagnées, non sans fougue, d’accords à peu près scandés au « cello sommaire ». Le cello sommaire est au violoncelle ce que « la guitare sommaire » de Bobby Lapointe est à la gratte. Non sans bonheurs d’expression, ici ou là. Quant aux accords, les requins de studio des années 1960 les eussent qualifiés d’ « accords tchécoslovaques ».
Pas de fumisterie sans feu
Comme il ne saurait y avoir de fumisterie sans feu, Ana Carla Maza sauve la mise avec une interprétation touchante de Alfonsina y el mar : chanson mille fois interprétée (y compris par le pianiste Bobo Stenson avec Paul Motian), chanson consacrée à la poétesse argentine Alfonsina Storni (1892-1938), allée un soir d’octobre vers la mer toujours plus loin, comme l’écrivain Georges Limbour à Chiclana (Andalousie), au point de s’y perdre.
À condition d’avoir l’esprit et les oreilles larges, une chanson peut sauver à elle seule un récital un tantinet vulgaire. Mais il faut y mettre du sien, pour oublier les moments éprouvants où Ana Carla Maza fait chanter tralala–itou au public – attention danger : ça devient un passage obligé des festivals –, avant d’enchaîner sur un pot du genre assez pourri sur fond de Javanaise (le public a du mal à suivre), persillée de « La Bohème !!! » (hurlement gênant) ou autre Ne me quitte pas à la limite de la faute professionnelle.
Tout ça pour dire que c’est toujours émouvant d’entendre une jeune artiste qui se risque. Ses capacités lui laissent énormément de possibilités, mais comme le duo Ibeyi, d’origine cubaine également, dans d’autres contextes. Sinon, la sublime musique cubaine à qui l’on inflige l’un de mes groupes préférés, les Stones, au soir de leur vie, a, avec le débarquement des super-paquebots de croisière, du mouron à se faire.
Passons aux choses sérieuses : le MegaOctet d’Andy Emler se signale quatre fois : par sa longévité (millésimé 1989), lors même que réunir huit leaders qui ont chacun son projet, sa carrière, sa vie, est un exploit ; par son génie, mélange de science exacte et de bonne humeur ; par la splendeur éclatante de l’écriture et des équilibres ; par sa fraîcheur.
Ça tourne, ça roule
Laurent Blondiau (trompette), Philippe Sellam et Guillaume Orti (sax alto), Laurent Dehors (sax ténor, clarinette), François Thuillier (tuba époustouflant), Eric Echampard (batterie), François Verly (percu virvevoltant), doivent être cités pour leur voix personnelle et cette aptitude à se lier aux indications du chef débonnaire, Andy Emler.
Ça tourne, ça roule, et comme disent les musiciens, même si l’on perçoit l’extrême finesse des arrangements, les partitions coulent curieusement bien en bouche. Ce que disaient les comédiens de la langue de Marivaux. Tout semble très écrit (ça l’est), et c’est très aisé à prononcer, à délirer, à improviser. Cela donne aux solistes une liberté totale, bien à la mesure de la bonté d’Andy Emler.
Preuves de la perfection du concert ? L’enthousiasme réel du public, bien entendu plus réduit que pour la jeune Maza. Passons. Plus ce détail : le contrebassiste régulier du MegaOctet, Claude Tchamitchian, empêché, se voit remplacé par Bruno Chevillon. Gagnaire remplaçant au pied levé Guy Savoy (Tchamitchian est un cordon très bleu). Chevillon se glisse dans un répertoire complexe, mouvant (les partitions ne collent pas toujours aux enregistrements), avec un sérieux et une aisance qui répond au style étincelant de l’ensemble. Mystère Emler… Toujours décalé, mais toujours pile au centre.