Camille Landais : « Je me définis comme un économiste “public” »
Camille Landais : « Je me définis comme un économiste “public” »
LE MONDE ECONOMIE
Lauréat du Prix du meilleur jeune économiste 2016, Camille Landais a longtemps travaillé sur l’interaction entre la dynamique des inégalités et les politiques fiscales et sociales. Il s’intéresse aujourd’hui aux inégalités de genre.
Camille Landais à la London School of Economics, Lincon in Field, à Londres. | Philipp Ebeling pour le monde
Camille Landais, 35 ans, est professeur associé à la London School of Economics and Political Science.
Elève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, vous avez opté pour l’économie. Pourquoi ?
Un peu par hasard ! A Ulm, j’étais certes animé par un certain désir de comprendre et d’agir dans la société, héritage d’une tradition familiale assez “catho de gauche”, mais j’étais plutôt intéressé par l’histoire. J’allais sur le campus Jourdan [à l’Ecole d’économie de Paris] pour assister aux cours de Daniel Cohen. C’est un enseignant hors pair ! Avec lui, impossible de ne pas attraper le virus de l’économie. A la cantine, j’ai croisé Thomas Piketty, qui enseignait déjà à l’Ecole d’économie de Paris. Je lui parlais des règles de transmission du patrimoine au Moyen Age et de son impact sur les structures familiales, il m’a proposé de faire une thèse sur les questions d’inégalité. C’était parti.
A l’Ecole d’économie de Paris, l’enseignement ne ferme pas la porte aux apports de l’histoire et des autres sciences sociales. Cela m’a toujours plu. Aujourd’hui, je me définis comme un économiste « public », du fait des sujets qui m’intéressent – comprendre et analyser les politiques publiques – mais aussi un peu comme on parlerait d’écrivain « public » : je suis payé pour réfléchir aux questions importantes auxquelles les gens n’ont pas forcément le temps de réfléchir, et essayer d’améliorer ainsi les politiques économiques. Cela implique un certain engagement, évidemment, que je ne renie pas.
Mais vous êtes parti aussitôt après votre thèse à Berkeley (2009), puis à Stanford (2010) et à Londres (2012), où vous êtes toujours… N’est-ce pas un peu loin du débat public français ?
Après ma thèse, j’ai eu, grâce à Emmanuel Saez, l’opportunité de partir à Berkeley, un univers scientifique fantastique. Puis je suis revenu en Europe. La London School of Economics (LSE) était une belle opportunité, un environnement excellent, toujours pluridisciplinaire. Et à Londres, on contribue tout autant qu’à Paris aux débats européens.
Depuis Berkeley et Londres, j’ai travaillé avec Thomas [Piketty] et Emmanuel [Saez] sur les inégalités en analysant les interactions entre politique fiscale, redistribution et inégalités de revenus. J’ai publié avec eux en 2011 un livre « grand public », Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle (Seuil).
J’ai aussi travaillé sur des sujets comme la relation entre fiscalité et philanthropie, entre fiscalité et mobilité des très hauts revenus (les footballeurs par exemple), entre assurance-chômage et emploi, sur la manière optimale de réformer l’assurance-vieillesse, etc.
Quel est le point commun de ces travaux ?
L’idée qu’il faut adapter l’ensemble des transferts sociaux et fiscaux à la nouvelle donne des inégalités et aux formidables transformations de la structure sociale des trente dernières années. L’autre point commun, c’est une approche très pragmatique des politiques publiques, qui permet de répondre à des questions complexes en utilisant des formulations simples, générales et qui peuvent être aisément connectées aux données empiriques.
Une question complexe, par exemple, est celle du profil optimal des transferts au cours du temps, comme les allocations-chômage. Mon travail montre qu’un profil dégressif (les allocations des chômeurs de longue durée sont réduites par rapport à celles des chômeurs de courte durée) n’est pas une bonne idée. Contrairement aux allocations offertes au début d’une période de chômage, celles offertes aux chômeurs de longue durée affectent peu le retour à l’emploi et sont plus « précieuses » car leurs récipiendaires ont souvent épuisé toute autre ressource.
De même, mes travaux ont montré qu’il est mauvais de restreindre la générosité et la durée des allocations en période de crise, comme on le fait en France et en Europe. Les Etats-Unis, qui ont temporairement augmenté la générosité de l’assurance-chômage pendant la crise, ont un bien meilleur système. Bref, les politiques de taxation et de redistribution doivent tenir compte des équilibres et des cycles macroéconomiques. Mon travail montre qu’on peut modéliser cela de manière relativement simple et générale afin d’améliorer les prescriptions de politique publique en temps réel.
Sur quoi travaillez-vous maintenant ?
Sur les inégalités de genre. Il est frappant de constater que, alors que les inégalités de revenu entre les hommes et les femmes ont fortement diminué au XXe siècle, ce mouvement s’est plus ou moins arrêté depuis vingt ans, y compris en Scandinavie ! L’inégalité « brute » (qui sépare la moyenne du revenu des femmes et la moyenne du revenu des hommes) n’arrive pas à descendre au-dessous de 20 à 30 %, et ce dans tous les pays développés.
Pourquoi ?
L’explication des inégalités de genre est traditionnellement cherchée du côté de la discrimination (dans la loi, les comportements…) et des différences de caractéristiques entre les hommes et les femmes sur le marché du travail (le niveau d’éducation, le type de travail, de secteur professionnel, etc.). Mais dans les pays les plus avancés, les femmes ressemblent de plus en plus aux hommes à l’entrée sur le marché du travail, elles sont aussi (et souvent plus) éduquées que les hommes.
En fait, l’inégalité des revenus s’accroît d’un coup à un moment très précis, celui de l’arrivée du premier enfant. Les comportements des femmes changent alors complètement. Elles arrêtent de travailler, ou travaillent moins, elles changent d’emploi, d’employeur, de type de carrière. Ces changements expliquent 80 % de l’inégalité « brute » observée aujourd’hui ! Il y a de fait une « spécialisation du couple », quasi exclusivement au détriment des femmes en termes de revenus.
Le plus fascinant est que même les femmes mieux payées que leurs maris avant le premier enfant connaissent une pénalité du même ordre une fois devenues mères ! Les incitations semblent ici dominées par des normes sociales, qui semblent se transmettre fortement de mères à filles.
Avez-vous publié sur ces sujets ?
Ces travaux sont tout neufs et encore dans les tuyaux des revues. C’est au moment où j’ai eu mon premier enfant que je me suis aperçu qu’une série de « choix » apparemment spontanés étaient effectués au sein du couple, et que ces décisions allaient à l’encontre de la façon dont les économistes pensent que l’on prend des décisions…