Cannes, et le plaisir du partage dans l’obscurité
Cannes, et le plaisir du partage dans l’obscurité
Par Thomas Sotinel
A l’heure de l’essor des plateformes de streaming, le miracle qui s’est produit lors de la projection de « Toni Erdmann » rappelle la valeur et le pouvoir des salles de cinéma.
De gauche à droite : l’acteur Peter Simonischek, la réalisatrice Maren Ade et l’actrice Sandra Huller lors de la présentation du film « Toni Erdmann » au 69e Festival de Cannes, le 14 mai 2016. | ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP
Le miracle qui s’est produit pendant la projection de presse de Toni Erdmann a été relaté par tous les médias qui s’intéressent au cinéma. Comment, vendredi 13 mai, 1 100 journalistes se sont installés dans le Théâtre Debussy (la meilleure salle du Palais des congrès cannois) pour la séance de 19 heures, harassés pour la plupart, ignorant tout, dans leur immense majorité, de la jeune cinéaste allemande et du film qu’ils allaient voir, sauf qu’il allait durer 2 h 43 et que ce métrage semblait bien long, surtout sans vedette ni pitch accrocheur. Et comment, à la sortie, l’immense majorité de la salle était désormais unie par la complicité du rire, de l’émotion, de la découverte.
« Toni Erdmann » : un moment cannois « inouï »
Durée : 04:30
Certes, ce miracle n’a pas été homologué par le jury présidé par George Miller, mais il reste assez de témoins pour qu’on y croie. Dans une salle obscure, par l’addition de la surprise et de l’enchantement de centaines de spectateurs, un film a commencé d’exister. Cette impulsion initiale portera Toni Erdmann – c’est en tout cas l’espoir de ses nombreux admirateurs – auprès de nombreux spectateurs, réunis dans le noir comme les premiers, pour s’étonner, rire, s’émouvoir et penser.
C’est une affaire incertaine que celle de la projection. Au long de cette 69e édition du Festival de Cannes, sans doute plus passionnée que les précédentes, les spectateurs professionnels – acheteurs de films, programmateurs de festivals, exploitants de salles, journalistes – se sont écharpés avec plus de vigueur que d’habitude. Les films d’Olivier Assayas, Nicolas Winding Refn ou Andrea Arnold ont profondément divisé. Seul Sean Penn est parvenu à faire l’unanimité – contre son film The Last Face.
On peut voir ces disputes comme des querelles dérisoires, et la plupart d’entre elles s’éteindront au lendemain de la cérémonie de clôture. D’autres se transporteront à la sortie des salles où seront projetés Moi, Daniel Blake, Toni Erdmann ou The Neon Demon. Tous ces films ne réuniront pas des millions de spectateurs, mais l’impact que leur aura conféré leur passage à Cannes et leur sortie dans les cinémas de dizaines de pays entretiendront des débats, des controverses esthétiques ou politiques, comme peu d’autres arts en suscitent.
Un cérémonial désuet
Les projections mouvementées de ce festival tombent bien, au moment où certains acteurs de l’industrie des images trouvent qu’on pourrait se passer de ce qu’ils estiment être un cérémonial désuet. Aux Etats-Unis, un club d’investisseurs tente de lancer The Screening Room, un service qui permettrait, moyennant 150 dollars, de voir chez soi un film qui sort le même jour sur les grands écrans. En plein festival, Ted Sarandos, le responsable des contenus chez Netflix – l’un des premiers investisseurs du secteur –, a détaillé les raisons pour lesquelles il pense que le cinéma du futur se consommera individuellement. Répondant au site Deadline Hollywood – publication associée à Variety, donc proche de l’industrie hollywoodienne –, le dirigeant de Netflix a estimé que « l’idée de se fixer pour objectif quelques douzaines de salles était incompréhensible. Le monde du film indépendant a souffert de s’être développé sur une trop petite échelle ». Pour lui, seule la diffusion auprès des 81 millions d’abonnés de sa plateforme peut donner un écho planétaire à un long-métrage (ou à une série) : « Echanger ce moment unique et chaleureux dans une salle contre l’accueil mondial de votre film me semble valoir la peine », poursuit Ted Sarandos.
Si cette politique industrielle réussit (et elle n’est pas propre à Netflix), elle aboutira à limiter la projection publique d’un côté aux superproductions distribuées dans des établissements de haute technologie (Imax, relief, etc.), de l’autre aux films d’auteurs présentés par des institutions culturelles dépendant de l’argent public ou du mécénat. Les multiplexes proposeraient les trois mêmes films sur leurs vingt ou trente écrans, le musée local ou l’université programmerait une salle de projection.
Une situation que connaissent déjà les Etats-Unis en dehors des grandes métropoles. Elle est l’aboutissement du libre jeu du marché, dont les nouveaux acteurs du cinéma, Netflix, mais aussi Amazon, se font les défenseurs contre les réglementations en vigueur dans d’autres pays, au premier rang desquels la France. Les amateurs de cinéma éloignés de ces offres n’auraient d’autre choix que de piocher dans les plateformes de streaming. Et riraient bien moins fort, en voyant Toni Erdmann, que s’ils avaient été avec quelques dizaines ou centaines de leurs semblables, dans le noir.