Toutes les communes françaises ne sont pas égales devant Pokémon Go, le jeu en réalité augmentée à succès qui permet de chasser les petits « monstres de poche » dans la réalité grâce à son téléphone. Pour jouer, l’utilisateur de Pokémon Go doit régulièrement s’arrêter à des « pokéstops », des emplacements qui distribuent les pokéballs nécessaires pour attraper les Pokémons et divers bonus.

Le siège du « Monde », par exemple, est un pokéstop.

Mais ces pokéstops ne sont pas distribués de manière égalitaire sur le territoire. Il y en a beaucoup plus en ville qu’à la campagne, et certaines communes en sont largement dépourvues. Les communes et quartiers pauvres en disposent souvent moins que les plus riches. A tel point que l’éditeur du jeu, Niantic, a été accusé de contribuer à la ségrégation sociale.

Pour comprendre pourquoi ces inégalités territoriales existent dans le jeu, il faut se pencher sur le fonctionnement d’un autre jeu vidéo, Ingress. Egalement développé par Niantic, Ingress est le prédécesseur de Pokémon Go : les joueurs y cherchent des « portails », le plus souvent situés à un endroit « intéressant » (statue, fresque urbaine, bâtiment historique…). Le but est de prendre le contrôle de ces portails, pour soutenir son équipe. Les portails n’ont pas été choisis par Niantic : ce sont les joueurs qui, au fil des ans, ont proposé des endroits qui leur semblaient intéressants, les ont pris en photo, et ont créé la carte des portails situés partout dans le monde.

La localisation des pokéstops de Pokémon Go (et les arènes, où l’on peut affronter d’autres joueurs) étant basée sur les portails d’Ingress, les distributeurs de pokéballs sont donc situés sur une carte collaborative issue d’un autre jeu, qui a attiré une population plutôt plus aisée que la moyenne.

Quartiers aisés et quartiers populaires

Que dit cette répartition des fractures sociales, géographiques, ou historiques ? Pour tenter de le comprendre, Le Monde a collecté les données des portails Ingress de Paris et des communes environnantes, ainsi que celles de Strasbourg et de Guéret. La carte ci-dessous montre l’ensemble des pokéstops dont peuvent profiter les Parisiens et les habitants de la proche banlieue :

Carte générale des pokéstops de Paris et sa proche banlieue. | Jules Grandin / Le Monde

A première vue, la disposition des portails et pokéstops semble recouper la « ligne de fracture » classique de la géographie parisienne, qui suit une ligne allant du nord-ouest au sud-est, et sépare les arrondissements et communes riches de l’ouest parisien de l’est, plus populaire. Elle apparaît nettement sur cette carte de la répartition des classes aisées dans la région parisienne par IRIS (îlots regroupés pour l’information statistique, un découpage propre à l’INSEE) :

La répartition des classes supérieures par IRIS dans la région parisienne. | Jules Grandin / Le Monde

Mais dans le détail de la carte des pokéstops, on voit plusieurs anomalies. La principale est de taille : le 16e arrondissement de la capitale, le plus riche, est quasiment vide de pokéstops. A l’inverse, certains arrondissements populaires de l’est parisien ont une densité importante de pokéstops.

En comparant la population des communes de la région parisienne et le nombre de pokéstops situés sur leur territoire, nous avons pu calculer la moyenne du nombre de pokéstops par habitant. Première constatation, peu surprenante : le périphérique parisien constitue aussi une frontière pour les chasseurs de Pokémons. Le nombre de pokéstops par habitant chute à des niveaux comparables dans toute la proche banlieue, que ce soit dans les communes très riches (Puteaux) ou dans les plus pauvres (Saint-Denis).

Nombre total de pokéstops par commune. | Jules Grandin / Le Monde

L’hypothèse de l’âge insuffisante

L’hypothèse d’une répartition liée à l’âge des habitants, qui pourrait sembler logique – le 16e arrondissement de Paris compte de nombreux retraités – ne tient pas non plus, en tout cas pas seule : à Paris et dans sa proche banlieue, toutes les situations coexistent (commune riche et âgée, pauvre et jeune, pauvre et âgée…) sans qu’une combinaison de ces deux facteurs (âge et niveau de revenus) explique la présence ou l’absence de pokéstops. Un autre facteur, historique et géographique, semble en revanche pouvoir l’expliquer :

Nombre de pokéstops pour 100 habitants. | Jules Grandin / Le Monde

Pour mieux comprendre, simplifions la carte, en la découpant en zones d’un kilomètre carré :

Répartition des pokéstops par zones d’un kilomètre carré. | Jules Grandin / Le Monde

On voit désormais que les pokéstops se concentrent très majoritairement dans l’hypercentre de la capitale, et que plus on s’en éloigne, moins les pokéstops sont nombreux – avec une exception, constituée à l’est par le cimetière du Père-Lachaise. La répartition des pokéstops semble suivre celle d’un modèle centre-périphérie assez classique : plus on s’éloigne du centre de Paris, plus le nombre de pokéstops baisse. Cependant, si l’on affine notre grille et que l’on zoome au niveau inférieur, avec une maille d’un hectare au lieu d’un kilomètre carré, la carte change de manière importante :

Carte des pokéstops avec maillage par hectare. | Jules Grandin / Le Monde

La répartition centre-périphérie qui paraissait si évidente à la lecture de la première carte se trouve ici assez modifiée. On observe qu’il n’y a pas non plus un centre (les quatre arrondissements centraux de Paris), mais une multitude de centres, qui concentrent les pokéstops, et à partir desquels leur concentration décroît. La zone du Père-Lachaise, déjà mise en lumière avec la carte précédente, mais aussi celle de la butte Montmartre au nord de Paris, le parc des Buttes-Chaumont, le parc Montsouris, les quais de Seine, le jardin du Luxembourg, le parc de la Villette… Plus que la proximité du centre géographique de la capitale, il semble que ce soit la proximité d’un centre d’intérêt historique ou architectural qui prime dans la répartition des pokéstops.

La richesse patrimoniale à prendre en compte

La répartition de ces 30 000 pokéstops ne serait donc pas corrélée à la richesse d’une zone, mais à sa « richesse » en monuments historiques ? Cette supposition reste à tempérer, en fonction de l’échelle de l’analyse. A l’échelle de la France, il est certain que plus une zone est urbanisée et riche, plus elle est dotée en pokéstops. Difficile de chasser le Pokémon dans un PNR (parc naturel régional) ou au beau milieu d’un openfield de la Champagne crayeuse. Pour maximiser la rencontre d’un pokéstop, il faudra préférer les zones urbaines, et encore, mieux vaut cibler les grandes. L’analyse de la carte de Guéret, le moins peuplé des chefs-lieux de France avec 13 000 habitants, est rapide : le centre-ville ne compte que… sept pokéstops, soit un pour 1 850 habitants.

La localisation des pokéstops de Guéret. | Jules Grandin / Le Monde

A Strasbourg, la localisation des pokéstops reprend dans les grandes lignes les mêmes critères qu’à Paris : les quartiers populaires du sud de la ville (Neudorf, Neuhof), en sont quasiment dépourvus. Mais le quartier cossu de la Robertsau, au nord-est, est nettement moins bien pourvu en pokéstops que le centre historique, autour de la cathédrale et du très touristique quartier de la Petite-France.

Localisation des pokéstops à Strasbourg et dans les environs de la ville. | Jules Grandin / Le Monde

Grâce à cette abondance de pokéstops « historiques », les joueurs et joueuses strasbourgeois (es) ne sont pas vraiment désavantagés par rapport à leurs homologues parisiens : la moyenne de pokéstops pour 100 habitants (un peu moins de 1,5) est comparable à celle des arrondissements du sud-est de Paris.

Villes et villages isolés désavantagés

Les données issues d’Ingress montrent donc qu’il n’y a pas un facteur qui peut expliquer la présence ou l’absence de pokéstops dans une ville ou un quartier. Comme souvent, les fractures géographiques sont plus complexes et semblent dépendre d’une multitude de facteurs. Mais les villages et les villes isolés restent désavantagés dans quasiment tous les cas, ce qui rend l’expérience du jeu très désagréable pour leurs habitants.

Niantic, le concepteur de Pokémon Go, est bien conscient du problème. L’entreprise avait d’ailleurs mis en ligne mi-juillet un formulaire permettant aux joueurs de demander l’ouverture de nouveaux pokéstops, depuis supprimé. Il faudra probablement s’armer de patience avant d’en voir apparaître de nouveaux : l’entreprise est déjà débordée par le succès du jeu, qui connaît encore régulièrement des pannes de serveur, et dont certaines fonctions de base, comme la récupération de mot de passe, sont encore bloquées par l’afflux de demandes.