La bataille des oligarques pour la télévision grecque
La bataille des oligarques pour la télévision grecque
LE MONDE ECONOMIE
La vente aux enchères des licences audiovisuelles rapporte 246 millions d’euros à l’Etat.
Des équipes de télévision patientent devant le Secrétariat général à l’information et à la communication, pour le deuxième jour des ventes aux enchères, le 31 août à Athènes. | Thanassis Stavrakis / AP
Il aura fallu plus de soixante-trois heures de suspense pour que prenne fin la procédure d’octroi des quatre licences de chaînes nationales généralistes privées en Grèce. Soixante-trois heures durant lesquelles les huit candidats en lice et leurs équipes, parmi les hommes d’affaires les plus influents du pays, sont restés enfermés dans un huis clos inédit au sein d’un bâtiment, surprotégé pour l’occasion, du Secrétariat général de l’information et de la communication. Cette bataille à coups de millions a donné l’avantage à quatre des oligarques grecs les plus puissants, et pas les moins polémiques.
Chacune des quatre licences était mise aux enchères à 3 millions d’euros. Le gouvernement a annoncé avoir finalement récolté près de 246 millions. Un record, qui montre la férocité avec laquelle se sont déroulées les opérations.
L’armateur multimillionnaire Vangélis Marinakis, par ailleurs président du grand club de foot du Pirée, l’Olympiakos, a obtenu une licence en déboursant 73,9 millions d’euros. M. Marinakis, très actif politiquement dans la municipalité du Pirée – on l’appelle aussi le « maire de l’ombre » de ce port stratégique grec –, fait toujours l’objet d’une action en justice dans une affaire de crimes organisés (matchs truqués) dans le milieu du football.
« L’impression d’être en prison »
Second millionnaire, très controversé, et auquel personne ne s’attendait vraiment : Christos Kalogritsas, à la tête d’une entreprise de BTP. Un proche des cercles politiques de gauche, souvent accusé ces derniers jours d’accointances avec certains membres du gouvernement. Il a déboursé 52,6 millions d’euros pour entrer sur le marché de l’audiovisuel grec.
Ivan Savvidis, un homme d’affaires gréco-russe à la tête d’un groupe florissant en Russie, particulièrement offensif économiquement à Thessalonique, la grande ville du Nord, a, quant à lui, finalement renoncé à obtenir une licence :
« Je souhaite entrer dans le marché des médias, mais pas en payant plus de 50 millions des licences évaluées à 3 millions, a-t-il expliqué, visiblement fatigué à l’issue de la procédure. Je suis heureux que l’Etat ait réussi à mener à bout ces ventes aux enchères inédites, mais on avait l’impression d’être en prison là-dedans, à devoir aller aux toilettes accompagné par la police ! »
Les deux nouveaux venus dans l’univers des médias auront comme adversaires Théodore Kiriakou et Yiannis Alafouzos, tous deux armateurs et propriétaires respectivement des chaînes ANT1 et Skai, déjà existantes et qui peuvent donc continuer leurs activités. Les antennes Star et Alpha sont les grandes perdantes. Selon la porte-parole du gouvernement, Olga Gerovassilis, toute antenne opérant sans licence est censée cesser d’émettre sous quatre-vingt-dix jours. Peut-être que, d’ici là, de nouvelles enchères, cette fois-ci pour des chaînes thématiques ou périphériques, auront lieu, permettant à ces antennes qui existent depuis une vingtaine d’années de survivre.
Promesse du gouvernement
Cette grande refonte du paysage audiovisuel grec était une promesse du gouvernement de gauche Syriza. Depuis des mois, Nikos Pappas, le bras droit du premier ministre, Alexis Tsipras, mène ce dossier très polémique qui vise, selon lui, d’une part à rationaliser un marché disproportionné à l’échelle des 11 millions d’habitants du pays et, d’autre part, à s’attaquer au fameux triangle de relations incestueuses entre politiques, médias et banques, appelé diaploki en grec. Car les grands patrons d’industrie – les oligarques – ont pratiquement tous investi dans la presse et la télévision privée dans les années 1990.
Au regard des résultats, on observe plutôt un renouvellement des générations qu’une véritable opération mains propres.
« Pour la première fois, ces capitaines d’industrie sont obligés de payer pour exploiter ces licences, la loi est désormais respectée », se félicite t-on au gouvernement.
Depuis 1989 et la loi permettant la libéralisation du marché audiovisuel grec, près d’une dizaine d’antennes privées ont vu le jour. Mais jusqu’ici, malgré plusieurs tentatives de régulation, aucun gouvernement n’avait réussi à contraindre les propriétaires de ces chaînes privées à payer leurs licences d’exploitation, comme la loi les y obligeait pourtant. Il y avait un intérêt entre gouvernements successifs et patrons de presse, pour que rien ne bouge vraiment.
Bataille juridique
Alexis Tsipras avait promis de mettre fin à cette situation. Il en avait fait un symbole de son action gouvernementale et jouait donc gros politiquement. « Tsipras nous dit qu’il veut en finir avec la diaploki, mais il instaure la sienne et tente de mettre au pas les médias qui ne sont pas d’accord avec lui », accuse de son côté un membre du parti d’opposition Nouvelle Démocratie, qui s’empresse de citer le cas de Mega, une chaîne située plutôt sur la droite de l’échiquier politique et qui a farouchement combattu l’ascension de Syriza en 2014 et 2015.
Longtemps la plus importante chaîne privée du pays, Mega n’a pas obtenu de fréquence : elle a même été exclue en phase de présélection en raison de ses finances trop fragiles. « Cela ne veut pas dire que Mega cessera d’émettre, des solutions alternatives existent sûrement. Aux propriétaires d’y réfléchir », souligne Yannis Prétendéris, commentateur politique phare de la chaîne.
Le dossier de cette vente aux enchères est toutefois loin d’être clos, car la bataille juridique ne fait que commencer. La légalité de la procédure est contestée et le Conseil d’Etat doit rendre son avis. « Les chaînes perdantes vont aussi certainement intenter une action à Bruxelles pour entrave à la concurrence, car cette limitation à quatre chaînes semble difficile à justifier. Cet épisode ubuesque des mises aux enchères que nous venons de vivre n’est que le premier chapitre d’une longue bataille », affirme M. Prétendéris.