Moby Dick, en concert le 18 décembre 2010 au Théâtre Mohamed Lmnouni à Mekness, au Maroc. | Ouassim Esmili//CC BY 2.0.

Les internautes marocains ont été étonnés de découvrir le rappeur Moby Dick, de son vrai nom Younès Taleb, dans un clip du collectif anonyme mais clairement anti-islamiste « Bghina taghyir », « nous voulons le changement », fin septembre. La chanson éponyme appelle au respect des libertés individuelles, et, à l’heure où les Marocains ont commencé, vendredi 7 octobre, à voter pour élire leurs députés, son titre résonne étrangement avec le slogan du Parti authenticité et modernité (PAM), « Le changement maintenant ! », principal concurrent des islamistes du PJD islamiste.

أغنية: أنـا بغيت التغيير
Durée : 04:18

Moby Dick était connu pour être resté jusqu’ici éloigné de tout engagement partisan. Son seul fait d’arme politique se résumait en une participation à la chanson du générique pour Le Sac, petit court-métrage anti-corruption de l’association très critique Transparency Maroc, en 2012. « Je n’appelle à voter pour personne », tranche-t-il donc d’emblée, tout en reconnaissant avoir « heurté quelques fans en sortant de son cadre habituel ». Selon lui, ce sont avant tout les conservateurs, surtout ceux du PJD, qui ont été choqués. Le rappeur n’a jamais caché son hostilité à ce parti, mais assure n’avoir fait que défendre les libertés individuelles dans son nouveau clip.

Rap marocain trop policé

Pour Moby Dick, surnommé « L’moutchou » (le gamin), le rap marocain est trop policé. Il l’ennuie tellement qu’il en a fait une chanson, « Ta9afet L’Hiphop » (« la culture hip-hop »), sur son dernier album, sorti en juillet. « Dans le rap marocain, de nombreux groupes ont adopté une attitude consensuelle, dans l’espoir de se professionnaliser et de se produire dans de grands festivals », note Dominique Caubet, sociolinguiste et professeure à l’Inalco à Paris. Moby Dick, lui, est resté loin de ce rap aussi respectueux de la morale que des institutions, parfois appelé « rap wataniya » (« rap patriote »). « Il incarne l’esprit rebelle qui animait le rap avant d’être neutralisé par l’économique, les médias et la politique », estime Amina Boubia, auteure d’une thèse sur les politiques culturelles au Maroc. Il détonne donc au Maroc, où l’un des plus célèbres artistes, Don Bigg sortait en 2011 « Mabghitch » (« Je ne veux pas »), un clip contre le Mouvement du 20 février, groupe contestataire surgi en 2011 du « printemps arabe ».

Depuis dix ans – sa première scène, à Casablanca, remonte à 2006 –, Moby Dick, né en 1978, cultive sa différence. Au point d’incarner un rap décomplexé et indépendant. Décomplexé, parce qu’il parle crûment de réalités qu’on préfère souvent taire. Indépendant parce qu’il s’autoproduit.

Enfant de la petite classe moyenne urbaine, ce bachelier qui n’a pas suivi d’études supérieures est un fan de comics et de super-héros américains, auxquels il fait parfois allusion dans ses chansons. « J’ai passé un moment à vendre des DVD pirates, j’ai maté des milliers de films. Ça m’a beaucoup inspiré », confie-t-il. « Il est habité par une culture jeune et urbaine, qui le met en phase avec son public », souligne Dominique Caubet.

Des gros mots et du latin

Les moqueries du sale gosse assumé n’épargnent personne. En 2011, dans « Lmoutchoukisthan », chanson portée par un clip délirant, il raillait Al-Qaida, grimé en Oussama Ben Laden. Le réalisme se mêlait à l’humour et aux codes universels du rap.

L’autre marque de fabrique de Moby Dick ? « Il maîtrise toutes les nuances du darija [dialecte marocain], du plus vulgaire au plus poétique et joue avec le français et l’anglais », explique Caubet. Pour Mohamed Merhari, fondateur du festival L’Boulevard et connaisseur de la nouvelle scène nationale, « c’est le meilleur sur le plan des textes, dans la forme et dans le fond ».

Rap-Maroc-Moutchoukistane-Mobydick
Durée : 05:50

« J’adore jouer avec les mots », confesse l’intéressé. Dans son son dernier album, il détourne l’expression en darija « Roujoula min toufoula » (« dur depuis l’enfance ») pour la traduire littéralement en latin : « Roujoula ab incunabulis ». « L’expression sonne trop bien et tout le monde la reprend avec une facilité déconcertante, alors j’ai voulu la pimenter un peu », explique-t-il. Mais Moby Dick n’utilise pas que le latin. « Il chante avec les mots qu’on entend dans la rue, que beaucoup d’artistes hésitent à utiliser », continue M. Caubet. Moby Dick n’hésite pas à « rythmer en crachant un gros mot quand il le faut. Un fuck’ ou “zeb” [« bite », ndlr] juste parce que ça sonne bien ».

Cette liberté a un prix. Moby Dick a du mal à recueillir du soutien. « Sponsors et organisateurs de festivals y réfléchissent à deux fois avant d’inviter des artistes comme lui », note la chercheuse Amina Boubia, et ce même si l’artiste, à en croire Mohamed Merhari, est très populaire et rassemble avec aisance des milliers de fans.

Faire du rap « comme en France ou au Sénégal »

Du coup, il se bricole une indépendance financière. Le rappeur a monté en 2011 sa maison de production, Adghal Records, et a ouvert un petit studio d’enregistrement, à côté de Rabat où il vit. Il a même lancé une marque, Bad Example. « Elle me permet d’accepter des petites dates, de me déplacer pour des concerts. J’embarque avec moi des tee-shirts, des casquettes et je les vends où je vais. » Il est fier de cette indépendance, qui lui ramenait en 2012 quelque 60 000 dirhams (environ 6 000 euros). Grâce à elle, il a pu par exemple refuser il y a quelques années de participer à une initiative privée incitant les jeunes à se rendre aux urnes. Il a alors préféré sortir une chanson, « 7izb L’3am Zine », « Le parti de la bonne année » – référence à une vielle chanson de chaâbi –, dans laquelle il raille la classe politique et ses promesses. Un titre qu’il a pu entonner sur les plateaux de la chaîne marocaine 2M. Une petite fenêtre de liberté pour un artiste qui ne passe que rarement sur les ondes et les scènes des principaux festivals du pays.

Pour autant, « il ne cherche pas de confrontation directe », précise Dominique Caubet. Le rappeur n’a pas voulu défiler pendant le Mouvement du 20 février, en 2011, de peur d’être instrumentalisé ou de servir une cause qu’il ne maîtriserait pas. Moby Dick revendique juste son droit à faire du rap : « Comme ça se fait du Sénégal à la France, car il n’y a qu’au Maroc qu’il est devenu un art qui retranscrit la parole des institutions et des parents ».

Sa punch line la plus connue est on ne peut plus claire : « Ana machi anti système. Rah système li anti ana » : « Ce n’est pas moi qui suis contre le système, c’est le système qui est contre moi ».