En Antarctique, la mer de Ross sera sanctuarisée
En Antarctique, la mer de Ross sera sanctuarisée
Par Martine Valo
La baie qui borde le continent blanc est une des rares zones sauvages restées intactes sur Terre. Une aire maritime protégée va y être créée.
Un manchot Adélie sur la mer de Ross. | JOHN WELLER / AFP
« Le dernier océan », c’est ainsi que les scientifiques appellent la mer de Ross, une baie profonde qui borde le continent Antarctique. Dernier écosystème marin intact, ou presque, elle a gardé quelque chose de l’Eden aux yeux des naturalistes. Un tiers des manchots Adélie vivent là. Le krill – ces petites crevettes essentielles qui nourrissent poissons, phoques, baleines et oiseaux de mer – y abonde.
Réunie à Hobart, en Australie, la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR), s’est penchée sur son cas pendant deux semaines, comme chaque année depuis 2012. Après cinq ans de négociations, les vingt-quatre Etats qui siègent avec l’Union européenne dans cette organisation ont annoncé, vendredi 28 octobre, la création d’une très vaste aire maritime protégée (AMP) dans la mer de Ross. Proposée par les Etats-Unis et la Nouvelle-Zélande, elle couvre 1,57 million de kilomètres carrés (l’équivalent de la surface de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne) dont 1,12 million totalement protégés, où tout prélèvement, la pêche notamment, sera interdit. C’est le plus grand sanctuaire marin du monde.
Pour parvenir à cet accord historique, les membres de la CCAMLR ont dû vaincre les réticences du gouvernement chinois, ce qui fut fait en 2015, puis celles des Russes lors de cette session. Avec un bémol : cette AMP atypique s’est vu fixer une durée limitée à trente-cinq ans.
L’Antarctic Ocean Alliance (AOA), une coalition d’une vingtaine d’ONG, se réjouit sans réserve d’une avancée qu’elle attendait avec optimisme. « Voilà des mois que John Kerry en discute avec Sergueï Lavrov, les deux ministres des affaires étrangères [américain et russe] en ont parlé à Genève et à Washington en septembre lors de la conférence “Our Ocean”, expliquent Mike Walker, directeur de l’AOA, et Andrea Kavanagh, de Pew Charitable Trusts. John Kerry a un engagement très personnel en faveur de l’océan, il se devait d’obtenir quelque chose pour les eaux de l’Antarctique avant de partir. »
D’autres projets repoussés
Les défenseurs de l’environnement ne montrent pas tous autant d’enthousiasme. « C’est un véritable pas en avant, mais c’est insuffisant pour préserver des poissons comme la légine, qui vivent plus de quarante ans », regrette Carl Gustaf Lundin, directeur du programme marin et polaire de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN). En septembre, Moscou – qui a déclaré 2017 « année de l’écologie en Russie » – a signé aux côtés de 62 autres pays une résolution de l’UICN appelant à protéger intégralement « au moins 30 % des océans afin d’inverser les effets néfastes actuels et d’accroître la résilience du milieu marin face au changement climatique ». Pour M. Lundin, les Etats doivent s’engager davantage en faveur de la protection de l’océan, en particulier dans les eaux internationales de l’océan Austral.
La CCAMLR a été créée pour veiller à la gestion des pêches dans cette zone du globe tout autant que pour garantir la sauvegarde des écosystèmes marins autour de l’Antarctique. Or, d’autres projets de sanctuaires au sud du 60e parallèle ont été repoussés à plus tard. La France et l’Australie proposent depuis plusieurs années de créer une autre vaste AMP dans l’est de l’Antarctique, tandis que l’Allemagne et les Etats-Unis en défendent une troisième dans la mer de Weddell. A elles trois, ces aires couvriraient 4,8 millions de km² et pourraient représenter un solide maillage de l’océan Austral, actuellement bien moins protégé que le continent Antarctique.
Chargée d’assurer la « conservation » de la biodiversité marine tout en facilitant l’« usage rationnel » des ressources autour de l’Antarctique, la CCAMLR est tiraillée par des enjeux contradictoires depuis sa création, en 1982. Chaque année, face à la gourmandise des ministres de la pêche, les ONG tentent de faire contrepoids. Le Fonds mondial pour la nature, le WWF, est ainsi allé à Hobart présenter son rapport sur le continent blanc et sur les eaux qui l’entourent.
L’extrême sud n’est plus épargné, on y trouve désormais des polluants persistants, des particules de plastique. Avec 7 000 scientifiques et 33 000 touristes par an, l’augmentation du nombre de visiteurs constitue une nouvelle menace, souligne le WWF. Cette fréquentation accrue entraîne son lot d’intrus envahissants dans un milieu fragile : plus de 200 plantes et graines sont nouvellement arrivées en Antarctique. Plusieurs espèces de manchots sont classées comme quasi menacées, tandis que leur nourriture principale, le krill, est elle-même à la fois victime du réchauffement climatique et de la convoitise des pêcheurs.
Après avoir connu des pics de plus de 550 000 tonnes dans les années 1980, suivis par de très sérieuses réductions imposées par la CCAMLR, la pêche au krill est récemment repartie à la hausse pour atteindre 225 000 tonnes en 2015. Elle est surtout destinée à nourrir volailles, poissons d’élevages, chiens et chats, mais apparaît aussi comme une source appréciable de protéines pour l’alimentation humaine et la cosmétique. « Nous aimerions avoir de nouvelles estimations scientifiques des stocks de krill ; il n’y en a pas eu in situ depuis 2000, avance Isabelle Autissier, présidente du WWF France. Celui-ci se développe sous la glace ; or l’océan Austral s’est réchauffé de 1,5 degré depuis les années 1950. Je l’ai vu changer, moi qui ai eu la chance d’y naviguer. »
La légine, dont il existe deux espèces dans les profondeurs des eaux froides, constitue l’autre dossier emblématique de la commission d’Hobart. Qualifié d’or blanc, ce gros prédateur est à la mode dans les restaurants chics, de New York et Tokyo surtout. A 40 euros le kilo au moins, il est l’un des poissons les plus chers et suscite du braconnage.
« Laisser respirer »
Pour une ONG comme le WWF, lutter contre la pêche illégale ne suffit pas. Il est nécessaire d’établir des aires protégées qui peuvent permettre aux écosystèmes d’affronter le changement climatique avec plus de ressources afin d’être en mesure de s’y adapter « Pendant l’année 2013-2014, qui a été très chaude, une colonie de manchots Adélie n’a eu aucune descendance. Les poussins de ces 25 000 couples géniteurs – régulièrement observés – n’ont pu résister à la pluie, ils sont tous morts, rapporte Mme Autissier. Nous devons faire en sorte de ne pas ajouter d’autres menaces à celle-là. Créer des AMP contribue à renforcer la résilience des milieux naturels. Nous devons laisser de grandes zones respirer. »
Ce discours semble être entendu au ministère de l’environnement. Dans la partie de l’Antarctique qui est sous juridiction française, Ségolène Royal souhaite établir rapidement une importante AMP en étendant la réserve autour des îles Kerguelen, Crozet, Saint-Paul et Amsterdam. La ministre de l’environnement a décidé d’en faire une vaste aire réglementée de 581 000 km² (dont 120 000 km² en protection renforcée), quoique morcelée en plusieurs parties. Le dossier est en bonne voie, n’ayant pas à affronter d’inextricables négociations géopolitiques.
Cependant, même inachevé, le mouvement enclenché lors de cette conférence de la CCAMLR pourrait indiquer une évolution positive en faveur de la sauvegarde de l’océan. La Russie elle-même ne vient-elle pas de décider d’étendre son AMP de l’archipel François-Joseph ? Dans l’Arctique, celle-là.