« La “pauvrophobie” s’exprime plus ouvertement aujourd’hui »
« La “pauvrophobie” s’exprime plus ouvertement aujourd’hui »
Isabelle Rey-Lefebvre, journaliste au « Monde », a répondu à vos questions sur le rejet grandissant du pauvre et du migrant que traduisent les incendies volontaires contre des centres d’accueil ou la baisse de subventions aux associations.
Un sans-abri, à Lyon, en décembre 2014. | PHILIPPE DESMAZES / AFP
Le mot a été officiellement retenu par ATD Quart-Monde, après un sondage auprès de ses militants, et lancé le 17 octobre à l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère : la « pauvrophobie », ou rejet du pauvre. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’installe dans la société française et se manifeste de plus en plus visiblement dans le comportement des riverains, des collectivités locales ou des administrations.
Dav : Vous ne confondez pas, par hasard, les pauvres avec les migrants ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Parmi les sans-abri, pauvres, étrangers, Européens ou non Européens sont, de fait, confondus.
Même si ce n’est effectivement pas la même population, on peut toutefois noter que les migrants sont souvent de jeunes hommes éduqués, polyglottes et familiers avec Internet.
Les sans-abri sont soit des familles à la rue – ce qui est d’ailleurs un phénomène assez nouveau – d’Europe de l’Est, soit des personnes qui ont le plus souvent subi à la fois une rupture familiale et économique.
Il est difficile de compter les sans-abri, par définition. L’Insee l’a fait en 2012 dans une enquête antérieure et a comptabilisé 140 000 personnes à la rue ou sans domicile personnel, qui étaient accueillies dans des centres d’hébergement ou logées dans des squats, des abris de fortune. Ce chiffre est en augmentation de 50 % par rapport à 2011.
Jenny Wren : L’hostilité envers les pauvres n’est-elle pas aussi une peur de se voir touché par un supposé ou réel déclassement ? Si on ne voit plus les pauvres, ils n’existent alors plus ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Certainement. La massification de la précarité comme le disent les travailleurs sociaux, crée de l’anxiété. De ce point de vue, le CREDOC a vu à partir de la crise de 2008 un durcissement du regard des Français sur les pauvres, alors que les crises antérieures avaient créé plutôt de l’empathie.
D’autres sondages montrent en effet que la peur de perdre son logement inquiète une majorité de Français. Et de fait, quand vous ne payez plus votre loyer, quand vous n’avez plus de ressources stables, il est d’autant plus difficile de retrouver un logement.
Léonide : Ce qui me surprend, je le vois dans ma ville – riche – c’est somme toute le peu de protection : on ne peut pas contraindre une collectivité à domicilier, inscrire à l’école, des pauvres, ni à garder ouverts des bains-douches ou des sanitaires publics. Comment se fait-il que ce qui relève presque de droits fondamentaux ne soit pas mieux assuré, mieux garanti, en France ?
Isabelle Rey-Lefebvre : La domiciliation est un droit opposable introduit par la loi Boutin de 2007, et le droit au logement aussi, quant à lui introduit par la loi Borloo de 2009 à la suite du campement du canal Saint-Martin et du mouvement conduit par Augustin Legrand, à Paris.
Mais ces droits sont à la charge de l’Etat, qui a du mal à les imposer aux collectivités locales. Les seules règles qui s’imposent aux communes sont la création de logements sociaux dans les communes urbaines à hauteur de 20 % à 25 %, ainsi que la création de places d’hébergement ou de terrains d’accueil pour les gens du voyage.
Pour ce qui est de la scolarisation, c’est un droit qui doit être mis en œuvre par les municipalités et les préfets font preuve de vigilance et forcent les communes à le respecter.
Guigz : La pauvrophobie n’a-t-elle pas toujours existé ? A savoir que les populations aisées restent entre elles quand bien même elles se disent touchées par la précarité des classes défavorisées ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Oui, la « pauvrophobie » a toujours existé chez les riches comme chez les catégories modestes. Mais ce que me disent les travailleurs sociaux, c’est qu’elle s’exprime plus ouvertement, et que les opposants à ce rejet des pauvres sont plus silencieux, protestent moins souvent. Il y a un affaiblissement du tissu social composé des associations et des syndicats qui, traditionnellement, s’opposent aux coupures d’eau, d’électricité, aux expulsions.
Avant, lors d’une procédure d’expulsion, des militants se précipitaient pour l’empêcher. C’est moins le cas aujourd’hui.
araminta : Pourquoi les familles SDF qui peuvent bénéficier d’un hébergement d’urgence sont logées dans des chambres d’hôtel et non dans des centres d’hébergement d’urgence pérennes ? Alors que cela n’est ni dans leur intérêt (déplacement fréquent, impossibilité de cuisiner, insalubrité…) ni dans celui de l’Etat au regard du prix de la nuitée hôtelière ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Les centres d’hébergement sont saturés et souvent peu propices à l’accueil des familles, c’est pourquoi le SAMU social a recours à l’hôtel, qui est cher (16 euros par nuit et par personne) et insatisfaisant, car dépourvu d’accompagnement social.
Comme le dit la directrice du SAMU social de Paris, « la solution de l’hôtel est une drogue dure, car c’est facile, rapide, et peut répondre à l’urgence ». Les pouvoirs publics tentent de modérer le recours à l’hôtel mais en Ile-de-France ils n’arrivent qu’à ralentir la hausse.
lionel : Bonjour, je viens d’un milieu modeste et les gens autour de moi agonissent les « profiteurs » qui sont peu ou prou tout autant qu’eux des perdants du système. Par contre, ceux qui ne travaillent pas parce qu’ils héritent de rentes et d’appartements qu’ils leur louent à prix d’or ne font pas parti de leur imaginaire. Comment expliquer ce tour de magie : on déteste les pauvres dont on a l’impression qu’ils nous volent, mais on ne dit rien de ceux qui tirent profit de leur position pour nous abuser.
Isabelle Rey-Lefebvre : Les pauvres ne profitent pas du système. Les cas très marginaux d’abus sont moins nombreux que les non-recours. Les associations font en effet valoir que 30 % des personnes qui pourraient bénéficier du RSA ne le réclament pas, un taux qui monte même à 50 % pour les personnes éligibles à la couverture maladie universelle (CMU).
Dikotomy : Le revenu universel serait-il une solution pérenne ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Cette idée de revenu universel est défendue par des responsables politiques à gauche mais aussi à droite. Christine Boutin (Parti chrétien-démocrate), par exemple, le défendait dès 2008 lorsqu’elle était ministre du logement.
Cette idée resurgit aujourd’hui au moment où l’« ubérisation », la précarisation des revenus du travail est très forte. En France mais aussi aux Etats-Unis dans la « Silicon Valley », comme le montre d’ailleurs un article de ma collègue Corine Lesnes.
david : Bonjour, comment mesurer cette hostilité ? Il peut y avoir une différence entre une certaine parole hostile libérée et la réalité de terrain. Y a-t-il moins de dons aux associations caritatives par exemple ? Moins de bénévoles ? Merci
Isabelle Rey-Lefebvre : L’hostilité est difficile à mesurer, mais les sociologues et les instituts de sondage s’y emploient de plus en plus. La solidarité existe toujours, mais elle se fait discrète et n’ose pas contredire les discours stigmatisants.
Ainsi, il n’y a pas moins de dons aux associations caritatives, comme l’a démontré une étude du réseau associatif Recherches et solidarités, en novembre 2015 :
Un signal très encourageant en ces temps de morosité ambiante : en dépit d’un climat politique dégradé, de difficultés économiques importantes, d’un taux de chômage élevé et de très fortes tensions sur la scène internationale, les Français ont donné 4 % de plus qu’en 2013 (entre 4,2 et 4,4 milliards d’euros), et ont déclaré des montants supérieurs de 7,2 % à l’administration fiscale (2,4 milliards d’euros de la part de 5,5 millions de foyers fiscaux).
Cette même enquête précise également un point important :
De nombreux donateurs modestes ne peuvent plus poursuivre leur soutien financier aux associations, parfois en le remplaçant par un don de temps ou des dons en nature, mais les donateurs qui en ont les moyens prennent le relais et donnent plus : le don moyen annuel des foyers imposables a ainsi augmenté de 6,5 %, de l’ordre de 440 euros, en 2014.
Ludo : Sur quels éléments chiffrés objectivez-vous cette « montée de la pauvrophobie » ? La montée de la pauvreté n’est-elle pas plus déterminante ? Quels éléments pouvez-vous fournir quant aux chiffres de la générosité publique (dons aux associations, bénévolat, etc) ?
Isabelle Rey-Lefebvre : Voici un début de réponse (chiffrée) à votre interrogation. Ce graphique est issu de l’enquête CREDOC publiée en juin 2016. Il montre que l’année 2008 est un point de basculement de l’opinion. De moins en moins de sondés estiment que les personnes pauvres « n’ont pas eu de chance ».
Proportion de personnes estimant que certaines personnes vivent dans la pauvreté « parce qu’elles n’ont pas eu de chance » (vs n’ont pas fait d’effort pour s’en sortir) et taux de pauvreté monétaire à 50%. | Credoc
Antoine : Vous parlez de 30 % de personnes ne réclamant pas le RSA, on peut imaginer un pourcentage bien supérieur toutes prestations confondues (RSA, CMU mais aussi tarifs sociaux transports et électricité, etc.). Ne pourrait-on pas envisager une plateforme unique permettant de présenter (lister) très clairement les différentes aides proposées et d’y prétendre facilement de façon dématérialisée ? Les personnes très aisées se rapprochent de conseillers fiscaux, pourquoi ne pas envisager une forme d’accompagnement précis et efficace dans la demande de ces aides.
Isabelle Rey-Lefebvre : Les travailleurs sociaux sont chargés de cette mission d’informer. Beaucoup de personnes précaires n’ont pas accès à Internet, malgré les efforts de certaines associations, comme Emmaüs Solidarité, pour remédier à la fracture numérique. Il y a en France 700 accueils de jour où les personnes précaires peuvent s’informer.
Mais la complexité des aides sociales conduit des responsables politiques, comme François Fillon, par exemple, à proposer de fusionner les aides sociales (RSA, allocations logement…) en une seule aide plafonnée.
David Cameron, le premier ministre anglais, a d’ailleurs récemment mis en place ce dispositif au Royaume-Uni, à raison de 600 livres (environ 666 euros) par semaine pour un couple, et 400 livres pour une personne seule. Les bailleurs sociaux britanniques qui percevaient jusque-là l’allocation logement redoutent une montée des impayés. A suivre…
BalooX : Le fait que l’Assemblée nationale soit de moins en moins peuplée de gens modestes et l’impression d’un « entre soi » qu’elle dégage ne sont-ils plusieurs raisons à une condescendance du pouvoir vis-à-vis des citoyens les plus pauvres ?
Isabelle Rey-Lefebvre : L’ascenseur social bloqué, la représentation nationale socialement uniforme concourent à ce rejet, voire à cette indifférence à l’égard des pauvres. Ce qui est nouveau, c’est cette stigmatisation des pauvres comme « assistés ».
A signaler toutefois une exception notable parmi les 577 députés : Michel Pouzol, député (PS) de l’Essonne, a habité plusieurs années dans une petite cabane des bois de l’Essonne avec sa femme et ses trois enfants. Et il peut ainsi témoigner de la dureté de la situation du logement. Mais aussi, d’une certaine manière, de l’efficacité des services sociaux et de l’utilité des HLM.