Wendell Pierce contre l’image du « Nègre magique »
Wendell Pierce contre l’image du « Nègre magique »
Propos recueillis par Martine Delahaye
L’acteur, artiste engagé, évoque les difficultés des Noirs aux Etats-Unis.
Wendell Pierce, en Californie, le 2 février. | BRINSON+BANKS/The New York Times-REDUX-REA / BRINSON+BANKS/NYT-REDUX-REA
Il fut l’inspecteur Bunk dans The Wire, puis le tromboniste Antoine Batiste dans Treme, deux immenses séries créées par l’auteur-producteur David Simon. Wendell Pierce était à Paris fin octobre pour la sortie de son livre autobiographique, Le Vent dans les roseaux (Ed. du Sous-Sol, 335 p., 22,50 €).
Est-ce en réaction aux ravages de l’ouragan Katrina (2005) que David Simon crée en 2010 la série « Treme », qui se déroule à La Nouvelle-Orléans, votre ville ?
Cela faisait des années que David Simon évoquait l’idée de produire une série autour de la musique et de la culture de La Nouvelle-Orléans, qu’il aime énormément. Il en parlait dès les années 1990, alors qu’il produisait la série Homicide. Avec les ravages de Katrina, le projet s’est accéléré : on était alors en fin de tournage de The Wire, et David a décidé que le prochain projet qu’il présenterait à une chaîne concernerait La Nouvelle-Orléans.
Dans quel état est la ville aujourd’hui ?
Elle est de nouveau sur pied. Mais comme s’en réjouissait, dès le premier jour du désastre, un des hommes d’affaires de la ville en « une » du Wall Street Journal, Katrina a permis aux autorités locales de se débarrasser de citoyens dont elles ne voulaient pas… Un bon tiers de ceux qui avaient fui la ville, quelque 100 000 personnes, n’ont jamais pu revenir, faute de ressources suffisantes. On a appliqué à La Nouvelle-Orléans ce que j’appelle « le plan de Paris », mené par Haussmann sous le Second Empire, en retirant les pauvres du centre pour les envoyer en banlieue. Les habitants de la ville ont donc perdu cette bataille-là, puisque, comme on le voit dans Treme, les habitations à loyer modéré qui n’avaient pas été touchées par Katrina, et qu’on aurait donc dû conserver, ont été sciemment détruites, pour deux tiers d’entre elles.
Mais cela vaut pour toutes les villes américaines, en réalité : il faut une vigilance continue face à la gentrification des quartiers qui chasse les vieux habitants de leur habitation. Donc, à La Nouvelle-Orléans comme partout en Amérique, la lutte continue entre ceux qui ont beaucoup et ceux qui n’ont rien.
Vous êtes engagé dans un grand projet à Baltimore, ville où a été tourné « The Wire ». Pouvez-vous nous le détailler ?
Je fais partie de ceux qui pensent que la justice sociale, au XXIe siècle, viendra du développement économique. J’essaie donc de participer aux réponses dont notre communauté a besoin. En cette fin octobre, je vais mettre la première pierre à un projet d’appartements pour 20 millions de dollars, construits à 80 % par des travailleurs de la communauté noire, avec des loyers réduits de 10 % pour les artistes ; c’est un projet dirigé par des responsables issus des minorités auquel s’en ajoute un autre, pour apprendre aux gens à développer leur propre projet artistique.
Au moment des émeutes à Baltimore, au printemps 2015, David et moi avons été interrogés par des médias comme le New York Times ou le Washington Post sur les racines du mal. Pourquoi ? Parce que nous sommes des sociologues, des spécialistes ? Non ! Parce que The Wire se passe à Baltimore et que cette série a joué le rôle que devrait jouer toute œuvre d’art : être un lieu d’échange et de réflexion autour de nos problèmes, en analysant nos échecs et nos réussites, en tant que communauté, en tant que société.
Joignez-vous votre voix à ceux qui protestent contre les violences policières et l’injustice sociale dont souffrent les Noirs aux Etats-Unis, soit en boycottant la cérémonie des Oscars, soit en mettant un genou à terre pendant l’hymne national, avant un match de football ?
Bien sûr. Concernant les Oscars, il faut savoir que l’électeur type, dans cette académie, est un homme blanc de 70 ans ; ça limite la vision du monde ! Le premier auquel on pense, en tant qu’homme blanc de 70 ans, c’est Donald Trump… Pas le genre à s’intéresser à l’histoire d’un Noir ou d’une femme… Mais cela devrait évoluer, avec la modification du corps électoral prévue cette année.
Protester, c’est attirer l’attention pour que l’on tienne compte de nous. Le problème, c’est que les médias en viennent ensuite à monter en épingle les gestes de protestation des acteurs ou des sportifs, et non le motif de leur protestation… On commente le fait qu’untel mette un genou à terre, mais pas pourquoi il le fait ! Cela fausse les choses, distrait le public des causes réelles et manque son but. Il faut rester vigilant, toujours.
Comment analysez-vous une tendance des séries télévisées à présenter des Blancs et des Noirs qui vivent en bonne harmonie, comme pour présenter un modèle de société réconciliée ?
Ne montrer que des Noirs et des Blancs qui s’entendent, sous prétexte que cela donne une image apaisée, voire un modèle apaisé de ce qui pourrait être, ne correspond pas au choix que je pourrais adopter. Comme Shakespeare, je préfère que l’on montre les choses telles qu’elles sont, non comme elles devraient être. Présenter « ce qui devrait être » comme un modèle m’apparaît naïf et restrictif, c’est fausser la diversité du monde et en limiter la vision. Plus on racontera la réalité dans toute sa diversité, plus il y aura de réflexion, plus les histoires seront intéressantes et bien racontées.
Nous, dans la communauté afro-américaine, on se moque souvent du « Nègre magique » (Magical Negro) que la fiction nous propose : il s’agit du stéréotype de l’homme de la rue, noir, qui ouvre les yeux du bon bourgeois blanc… Vous en avez un exemple parfait avec le film Intouchables, d’Olivier Nakache et Eric Toledano. Une très belle interprétation d’Omar Sy, mais un rôle où il n’a aucune interaction avec quelqu’un d’autre de couleur, pas d’histoire d’amour, pas d’existence autre que sa fonction : faire des blagues et semer un peu de poudre magique partout où il va, pour vous dire : « Tout va pour le mieux »…