La vogue de l’optique art
La vogue de l’optique art
M le magazine du Monde
Avec ses lignes vibrantes, ses formes géométriques répétitives et ses couleurs scintillantes, l’op art utilise l’illusion optique pour créer le mouvement. Les artistes de ce courant pictural reviennent sur le devant de la scène.
Entrelacs de lignes de couleurs, installations animées par un petit moteur, dégradés de fluo… L’art optique (op art) et cinétique est partout en ce mois de décembre : Carlos Cruz-Diez à la galerie Mitterrand et Joël Stein à la galerie Xippas, toutes deux à Paris, Julio Le Parc au Perez Art Museum à Miami, François Morellet au Musée des beaux-arts de Chambéry. Ces francs-tireurs qui, à partir des années 1950, ont mis le mouvement au cœur de leur travail et joué à faire mal aux yeux du public, sont mis à l’honneur. Ceux-là mêmes, décédés ou octogénaires, que l’histoire semblait avoir rangé avec la naphtaline.
Dans un de ces revirements dont le monde de l’art est coutumier, leurs travaux sont portés par une jeune génération de critiques, commissaires et galeristes. Dont Emmanuel Perrotin, qui a récemment exposé les œuvres de Jesús-Rafael Soto et Julio Le Parc. Ses confrères de Jousse Entreprise se sont eux entichés de l’Espagnol Francisco Sobrino. Le public suit : l’exposition Soto chez Perrotin en 2015 a rallié 25 000 visiteurs en un mois. Le mouvement tout entier a désormais ses entrées dans les institutions, comme l’exposition « Dynamo » en 2013 au Grand Palais, qui attira plus de 300 000 visiteurs.
On revient de loin. L’artiste Marcel Duchamp avait ainsi prédit : « Le op ne tiendra pas, parce que les collectionneurs ne peuvent profiter de leurs tableaux ; ils sont obligés de tourner les toiles vers le mur pour échapper au mal de mer. » Dans les années de révolution politique que furent les sixties, l’op art paraissait gadget, bricolo ou déco, hors sujet avant de devenir hors circuit. Même ses défenseurs, comme le critique d’art Jean Clay, redoutaient un « académisme du petit moteur, de la petite vibration, du petit reflet ». Aujourd’hui encore, certains, plus rares, n’y voient que pures attractions de parc à thèmes.
« Cromointerferencia mecánica nova 2 », du Vénézuélien Carlos Cruz-Diez. | Carlos Cruz-Diez, Adagp, Paris 2016/Galerie Mitterrand
Daria de Beauvais, commissaire de l’exposition Julio Le Parc au Palais de Tokyo en 2013, confie « avoir eu un bug » la première fois qu’elle a revu une pièce de l’artiste en 2011. Elle est depuis une inconditionnelle. « Ce qui m’a fait changer d’avis sur l’œuvre, c’est que ça peut parler aujourd’hui », confie-t-elle.
Une révolution du regard
Comment expliquer l’engouement soudain pour les entrelacs de lignes et superpositions de trames qui donnent la berlue, les tiges qui se trémoussent, les couleurs qui palpitent ? Pourquoi ces artistes qui affolent nos pupilles sont-ils désormais si populaires ? « Les gens sont fatigués des choses monotones », nous avait répondu Julio Le Parc, au moment de son exposition au Palais de Tokyo en 2013. Et d’ajouter : « Le monde aime recycler. Regardez comme les femmes aujourd’hui s’habillent comme il y a trente ans. »
Le goût du vintage n’explique pas tout. Surtout que l’art de ces vétérans est bien plus frais que rétro. L’un des ressorts de ce revival tient à leur proximité, autrefois décriée, avec le design. Les sinuosités ondulantes de Le Parc ont longtemps trouvé leur place chez les marchands d’arts décoratifs. Victor Vasarely prédisait d’ailleurs dans son Manifeste Jaune publié lors de l’exposition « Le Mouvement » en 1955 : « Le produit de l’art s’étend de l’agréable objet utilitaire à l’art pour l’art, du bon goût au transcendant. L’ensemble des activités plastiques s’inscrit donc dans une vaste perspective en dégradé. »
« Sphère rouge » de Julio Le Parc. | Julio Le Parc
Le retour en vogue tiendrait aussi à la séduction de l’art optique : l’apnée chromatique que propose Cruz Diez est apaisante. Mais pas seulement. Chez ces artistes, tout gigote, guinche, flashe, révulse presque. Les tenants de l’op art voulaient changer le monde. En réveillant la rétine, ils comptaient aussi aiguiser les consciences. L’exploration de la couleur qu’opère Cruz-Diez n’est pas purement ludique. C’est une révolution du regard, aussi séduisante que séditieuse. Quand Le Parc, en 1965, crée Lunettes pour une vision autre, des lentilles qui nous font voir le monde tête-bêche, il ne veut pas juste bousculer nos sens.
Des sensations plus que des images
C’est, trois ans avant la révolution de Mai 68, un appel implicite au grand chambardement. Le manifeste du GRAV (Groupe de recherche d’art visuel) voulait d’ailleurs en découdre avec la dépendance du spectateur « qui lui fait accepter d’une façon passive, non seulement ce qu’on lui impose comme art, mais tout un système de vie ».
L’oeuvre « Mouvements circulaires » de Joël Stein est visible à la galerie Xippas, à Paris. | Frédéric Lanternier / Galerie Xippas
Un mot d’ordre qui n’a pas pris une ride. Si cet art nous parle, c’est qu’il n’est pas posé sur un socle. Il exige la participation active d’un spectateur qui ne demande pas mieux que se nourrir de sensations plus que d’images. À la galerie Mitterrand, Carlos Cruz-Diez invite à traverser des pièces vides éclairées de lumières fluo.
Qu’y ressentons-nous ? Saurait-on décrire ce qu’on y a vu ? Pas vraiment, et c’est sans doute là le sel de l’expérience. « C’est une leçon de fugacité. On ne voit jamais de la même façon une œuvre de Cruz-Diez », observe l’historien d’art Matthieu Poirier, commissaire de l’exposition à la galerie Mitterrand. Et d’ajouter : « Notre époque veut un art qui soit davantage dans l’espace réel, une expérience in vivo qui ne soit pas duplicable. L’art optique rappelle que nous ne sommes pas juste une paire d’yeux plantés sur un piquet. Les gens ont d’autant plus besoin aujourd’hui d’expériences que les écrans nous désincarnent. On passe quinze heures par jour devant un ordinateur ou une tablette, on vit dans une illusion. »
Ce que ces artistes low-tech montrent aussi, c’est qu’il n’est guère besoin de machineries sophistiquées pour créer de l’effet. Une leçon qu’ont compris leurs fils spirituels, de Jeppe Hein à Philippe Decrauzat, en passant par Ann Veronica Janssens et ses brouillards cotonneux.
« Carlos Cruz-Diez, un être flottant », galerie Mitterrand, 79, rue du Temple, Paris 3e. Jusqu’au 28 janvier 2017. www.galeriemitterrand.com
« Julio Le Parc : Form into Action », Perez Art Museum, Miami. Jusqu’au 19 mars 2017. www.pamm.org
« François Morellet et ses amis », Musée des beaux-arts de Chambéry, place du Palais-de-Justice. Jusqu’au 19 mars 2017. www.chambery.fr
« Joël Stein et le GRAV », galerie Xippas, 108, rue Vieille-du-Temple, Paris 4e. Jusqu’au 21 janvier 2017. www.xippas.com