Sept enseignants racontent leur reconversion sur le tard
Sept enseignants racontent leur reconversion sur le tard
Pour 25 % des admis, le concours d’« instit » est une reconversion professionnelle. Un phénomène en hausse.
Ecole élémentaire, à Angers (Maine-et-Loire), en 2012. | FRANK PERRY / AFP
Ils feraient presque mentir la « crise du recrutement » que connaît l’éducation nationale - en tout cas dans ses académies et ses disciplines dites « déficitaires ». A 30 ans, 40 ans voire au-delà, Bertrand, Laetitia, Denis ou Caroline ont choisi d’embrasser la carrière de professeur. Ce métier que l’ont dit souvent dévalorisé, en tout cas peu reconnu et mal rémunéré, les a attirés, mais sur le tard. Que ce soit en réaction à l’actualité dans ce qu’elle a de plus tragique ou, plus prosaïquement, parce qu’ils étaient confrontés au chômage ; pour donner du sens à leur vie professionnelle ou mieux l’articuler à leur vie privée : ils nous ont expliqué les raisons, souvent entremêlées, de leur choix en répondant à un appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr. En voici des extraits.
Bertrand Picolet : « A 35 ans, je redécouvre ce qu’est un concours »
Ingénieur commercial, responsable « grands comptes », account manager… Des noms ronflants mais toujours une même réalité. La mienne pendant dix ans. De grandes entreprises, des salaires qui évoluaient tous les ans. Et puis la crise financière. Et des objectifs de résultats qui augmentent avec l’apparition d’une boule au ventre tous les matins. Et les nuits de plus en plus courtes. Les larmes arrivent plus vite qu’avant. Septembre 2014 : une hospitalisation d’urgence. Les médecins ne savent pas très bien ce qui se passe. On me parle de stress. Une nuit à l’hôpital, je décide de tout changer. Je ne connais rien au métier d’instituteur, mais j’aime transmettre et j’aime les gosses.
Le lendemain de ma sortie, je m’inscris par Internet au concours de professeur des écoles. Je me renseigne et je prépare le concours le soir, parfois à l’hôtel. Maths, français, j’apprends comment enseigner ces matières. A 35 ans, je redécouvre ce qu’est un concours. Une fois le cap passé, je suis envoyé à la rentrée 2015 devant des CE1 et des CE2 à Jassans-Riottier (Ain) en banlieue de Villefranche. Rapidement je m’aperçois que j’aime transmettre. Le lundi suivant les attentats de Paris, je mesure face aux élèves que l’angoisse est là. Je les rassure avec mes mots : ceux d’un instituteur de quelques semaines mais aussi ceux d’un père. Ce jour-là, j’ai fonctionné avec mon instinct. L’année a avancé, les élèves ont progressé et je me suis aperçu en fermant la porte le dernier jour que j’étais heureux d’être là.
Denis Loir : « J’ai décidé de ne plus consacrer ma vie à ce processus de sabotage »
Après seize ans dans l’industrie en tant qu’ingénieur et directeur technique, il m’a semblé que la vie professionnelle ne pouvait se résumer à la recherche sans fin de gains, au profit en premier lieu des actionnaires, et au dépend le plus souvent des salariés et de la qualité des produits. Les indicateurs de performance choisis par les dirigeants (plus financiers qu’industriels), et leur suivi sans prise de recul, sont tels que les concepteurs ne peuvent souvent que concevoir des produits de médiocre qualité, et les producteurs et acheteurs délocaliser sans limite. Peut-on, après ça, encore s’étonner de l’état souffreteux de notre économie, de notre industrie ?
Un jour, à l’occasion d’une restructuration mal pensée, j’ai donc décidé de ne plus consacrer ma vie à ce processus de sabotage. Après quelques mois de réflexion, la voie de l’enseignement est apparue parmi d’autres comme bien plus porteuse de sens et d’espoir. Cela fait donc un peu plus de dix ans maintenant que j’enseigne. J’ai eu l’occasion, par opportunité et curiosité, d’enseigner de la maternelle à « bac + 2 », et en ai retiré une vision globale du système. Ainsi, l’éducation nationale regorge d’enseignants passionnés et investis sans limite dans leur mission, mais le piètre management et le déni de la pyramide administrative et politique font des ravages. La mise au travail des élèves, le niveau en baisse et l’irrespect des règles sont devenus le problème numéro 1 sur le terrain quoiqu’en disent les ministres successifs…
Lionel Pons : « Je me sens au bon endroit, au bon moment »
J’ai un bagage de consultant et de dirigeant dans la santé. Plus trois enfants, de 2 à 12 ans. Après Charlie Hebdo, tout m’a semblé clair : apprendre aux gens à réussir, à se projeter, à savoir le minimum qu’un citoyen doit connaître dans un pays des Lumières (structures du pays au point, émancipation continue, etc.). Et dans la vie, être citoyen, ça commence… tôt. Cela commence, à mes yeux, là où tout se joue : au « Lep » [lycée professionnel].
Le Lep ? Endroit à part… où se retrouvent toutes les populations, juste avant d’être adultes. On parle de 9 % d’illettrisme en France, un pays d’élite. Or que vaut l’élite si le reste se sent à part ? Créativité, pugnacité, pragmatisme et management (l’art de conduire des gens, de cultiver leur motivation), bref tout sert. Et en ça, quelqu’un qui vient du privé dispose d’atouts. Le savoir être, c’est un fruit de la maturité : 40 ans, c’est bien. Je me sens au bon endroit, au bon moment.
Olivier : « La vocation, oui, mais pas à n’importe quel prix »
J’ai travaillé pendant onze ans dans une grande entreprise publique en tant qu’ingénieur d’étude et de recherche. Sous pression, et avec l’impression de tourner en rond et de faire un travail inutile, j’ai postulé à l’éducation nationale par l’intermédiaire des passerelles d’un ministère à l’autre. Mon entreprise, à l’époque, favorisait ce genre de changement pour se « délester » de ses fonctionnaires… J’avais toujours voulu être prof - mon père l’était ! -, et j’ai trouvé là une occasion de changer de vie.
Après une année de stage en situation, j’ai été titularisé et nommé en collège dans un établissement « facile ». C’était ma condition pour quitter mon job d’ingénieur : la vocation, oui, mais pas à n’importe quel prix ! J’avais 36 ans, je ne voulais pas perdre trop d’avantages ; je perdais déjà une partie de mon salaire… J’ai vite pris mes marques et je ne regrette rien. A l’époque (et encore aujourd’hui), mes collègues me disaient « Tu fais bien de partir », alors que les profs qui m’accueillaient disaient « Tu es fou de changer ! » J’ai ensuite été nommé au lycée, et je suis encore en poste aujourd"hui. Je ne regrette rien, mais je m’aperçois que ce métier est difficile et ingrat : ingénieur, je pouvais me lever à 9 heures, aller boire un café quand je voulais, surfer vingt minutes sur Internet… Prof, impossible !
Caroline Savoye Reffad : « Depuis mon enfance je vouais une certaine admiration pour les profs »
J’ai travaillé dix ans dans le privé comme secrétaire, d’abord, puis comme formatrice bureautique. Quand j’ai subi le chômage en 2003, je suis tombée sur une petite annonce à l’ANPE : un lycée professionnel cherchait un prof remplaçant avec un diplôme bac + 2, j’ai été reçue par la proviseure qui désespérait de trouver quelqu’un et j’ai été embauchée le jour même. Depuis mon enfance, je vouais une certaine admiration pour les profs ; pour moi, ils incarnaient l’autorité positive et ils détenaient le savoir. J’ai été super fière de pouvoir dire qu’enfin j’étais devenue prof.
Après trois ans de contrat, j’ai réussi le concours interne du premier coup et pendant dix ans environ j’ai enseigné en lycée professionnel. Puis, à cause des suppressions de postes en 2008, et après une licence en sciences de l’éducation, j’ai choisi de me reconvertir et je suis devenue professeur documentaliste. Je m’éclate davantage encore car c’est un métier très polyvalent : je donne des cours de cinéma, je crée des ateliers récréatifs pour les élèves, je gère le CDI, je travaille régulièrement sur plein de projets avec les autres enseignants… Mon mari a presque le même parcours que moi : il s’est fait licencier l’an dernier et, aujourd’hui, il est professeur contractuel dans un lycée.
Emilie Bousseau : « L’attentat contre’’Charlie Hebdo’’ a conforté mon envie de participer à la mission de l’école »
Quand j’ai été embauchée comme journaliste dans un quotidien régional, j’étais passionnée par ce métier et le monde qui s’ouvrait à moi. L’idée des bouclages à 3 heures du matin les soirs d’élection, des dimanches et jours fériés travaillés pour informer les gens, les rebondissements des journées qui n’en finissent pas ne me faisaient pas peur. Mieux, elle m’excitait. A l’époque, je n’avais pas d’enfants et je ne savais pas si j’en aurais un jour. Ils représentaient même une espèce qui m’était tout à fait étrangère.
Pendant plusieurs années, le journalisme a tenu ses promesses et m’a permis de vivre des moments forts et de m’épanouir à plus d’un titre. Puis, deux enfants sont arrivés, et j’ai eu de plus en plus de difficultés avec un métier qui m’empêchait de les voir grandir. Certains n’en souffrent pas, disent qu’ils privilégient la qualité des moments passés avec eux, plus que leur quantité. Moi, je ne m’y retrouvais pas. Dans le même temps, ce travail a commencé à me lasser. J’aurais aimé travailler pour des magazines, avoir plus de temps pour creuser les sujets, mais le statut de pigiste souvent lié à l’activité ne me garantissait pas la stabilité dont a besoin une famille. J’ai repensé à l’enseignement (à une époque, j’avais voulu être prof de philo), aux enfants avec qui le contact passait, contre toute attente, plutôt bien.
Et puis l’attentat contre Charlie Hebdo a conforté mon envie de participer à la mission de l’école : nos enfants, il fallait leur apprendre à réfléchir, leur donner les clés pour faire les bons choix. J’ai eu la chance d’obtenir un congé de formation pour préparer le concours de professeur des écoles. Le retour aux études a été ressourçant, mais pas toujours facile : contrairement à la majorité de mes camarades de classe, qui avaient dix ans de moins que moi, il me fallait entamer chaque soir, en rentrant chez moi, ma deuxième journée, celle de parent. Heureusement, j’ai eu tout le soutien de mon compagnon, et j’ai tenu bon et obtenu le concours.
Je suis donc, depuis la rentrée, la maîtresse, à mi-temps, d’une classe de CM1-CM2. Les débuts sont stressants, je passe mes week-ends à préparer mes séances, et le métier requiert une remise en question permanente. Mais ça en vaut la peine (sauf peut-être pour le salaire !) : je vois les élèves avancer, penser, parfois même se passionner pour un sujet. Les journées passent à toute vitesse, il n’y a pas place à l’ennui. Et j’ai toute la liberté de m’organiser comme je l’entends. Bien sûr, tout n’est pas parfait. L’école manque cruellement de moyens, et on se sent souvent désemparé face aux difficultés, de tout ordre, qui peuvent toucher les élèves. Mais je me sens utile, pour les autres et pour les miens.
Laetitia : « J’ai beaucoup plus travaillé pour le concours d’instit que pour celui d’avocat »
J’ai choisi d’être professeur des écoles après sept ans d’études juridiques et une première carrière d’avocate et de juriste internationale. J’ai passé le concours, à 31 ans, et commencé en classe à 32. J’en ai 39 aujourd’hui. Je suis fille et petite-fille d’« instits », j’ai passé mon enfance dans les écoles, entre réunions pédagogiques et logements de fonction. Arrivée à l’âge adulte, j’ai fui le plus loin possible et suis devenue avocat. Par opportunité, je suis partie travailler en Asie dès le début de ma carrière, en entreprise, et à mon retour, parlant anglais et des rudiments de chinois, je suis devenue avocate d’affaire.
C’est là que j’ai commencé à réfléchir à ma carrière et à mon choix de vie. J’ai réalisé que j’avais fait du droit pour être utile (…). Et que je me retrouvais à valider des contrats et des montages juridiques. Je trouvais mon métier très répétitif et d’un ennui mortel.
J’ai beaucoup plus travaillé pour le concours d’instit que pour celui d’avocat, avec le CNED, et j’ai été reçue facilement finalement. Depuis, je suis ballottée au gré des affectations de juin ou de septembre, je gagne bien moins qu’avant, je n’ai toujours pas ma classe à moi. Je déplore presque quotidiennement le manque de moyens, la non-gestion des RH, et je pleure sur mon salaire et l’absence de treizième mois. Mais j’adore mon métier et mes élèves, et je n’ai jamais regretté mon choix.