« Fais ce que je dis, pas ce que je fais » : quand le smartphone sème la zizanie à la maison
« Fais ce que je dis, pas ce que je fais » : quand le smartphone sème la zizanie à la maison
Par Céline Mordant
A l’occasion de la journée sans smartphone, le lundi 6 février, psys et parents échangent sur l’impact de l’addiction au téléphone portable sur la vie familiale.
« Avez-vous déjà parlé avec votre enfant aujourd’hui ? » : campagne de sensibilisation à l’addiction aux smartphones en Allemagne.
Des visages poupons au regard triste, des parents absorbés par l’écran de leur smartphone. Et un slogan choc : « Avez-vous parlé avec votre enfant aujourd’hui ? » Avec cette campagne d’affichage lancée cet automne dans les crèches, le Land de Mecklembourg-Poméranie (nord de l’Allemagne) veut rappeler aux parents de plus en plus accaparés par leur téléphone portable qu’en oubliant d’encourager du regard leur enfant en haut du toboggan ou en se laissant trop facilement interrompre pendant le dîner familial, leur progéniture pourrait manquer d’attention et son développement en souffrir.
« Les éducateurs observent de plus en plus de parents qui viennent chercher leur enfant à la crèche sans même décrocher de leur téléphone et qui ne demandent même pas comment s’est passée leur journée », a expliqué une fonctionnaire chargée de la campagne à l’hebdomadaire allemand Spiegel. « Les enfants ont besoin de contacts, de compliments, d’encouragements de la part de leurs parents. Rien ne devrait les remplacer », a aussi justifié la ministre régionale (SPD) du travail et de l’égalité, Birgit Hesse.
Soucieux de poser des limites à l’usage frénétique des écrans par leurs enfants, les parents en oublieraient presque qu’ils ne cessent de renvoyer l’image inverse, c’est-à-dire celle de leur propre fascination, ou même leur addiction à l’objet. « Nous avons beaucoup de mal à nous passer de nos téléphones portables, même pendant les jeux avec les enfants », confie Florent, père de deux enfants de 3 et 6 ans :
« Nous nous faisons violence pour le poser quelque part afin de ne pas être tentés de le sortir de la poche et consulter les réseaux sociaux vite fait entre deux montages de Lego (…). Le téléphone prend un peu le contrôle de nos vies, et le pire, c’est qu’on n’a pas envie de s’en passer. »
« Des enfants qui se sentent délaissés et jaloux »
Selon un sondage réalisé par AVG Technologies (une entreprise d’antivirus) en 2013 auprès de 6 117 parents et enfants âgés de 8 à 13 ans, 50 % des parents avouent se laisser distraire par leur portable durant leurs échanges avec leur enfant, 36 % le consultent pendant les repas, et 28 % pendant qu’ils jouent avec les petits. De leur côté, 45 % des enfants trouvent que leurs parents consultent trop leur téléphone, et 27 % rêvent même de le leur confisquer. Alors, que ressentent les enfants quand ils voient leurs parents à la fois présent et absent derrière leur écran ?
« Les enfants peuvent très souvent se sentir délaissés et jaloux » d’un monde virtuel auquel ils n’ont pas accès et qui leur vole leurs parents, affirme le psychiatre Michaël Larrar, auteur d’un guide pour les parents Accros aux écrans (Prisma, 2011). « Les plus petits piquent facilement une crise de nerfs s’ils voient leur mère au téléphone », explique la psychologue au CHU de Créteil Anne Lefebvre, présidente de l’association Alerte, qui veut sensibiliser aux dangers de l’usage abusif d’écrans. Pour elle, les enfants souffrent de l’addiction de leurs parents aux smartphones et autres tablettes :
« Plus la carence parentale est précoce, plus ses conséquences peuvent être graves, on voit des gamins excités, à qui on n’a pas posé de limites, avec des retards de langage… »
La question des écrans revient énormément lors de ses consultations : c’est le téléphone donné « comme un hochet » aux bébés dans les salles d’attente pour les faire patienter, le téléphone auquel s’accrochent des mères de plus en plus isolées.
« Les parents ne voient pas le problème »
Même constat pour la psychologue Aline Nativel Id Hammou, qui se souvient des mots d’une de ses patientes de 5 ans qui, chez elle, se sentait inexistante :
« Il faudrait que je vibre ou sonne comme le portable de ma mère pour que l’on vienne vers moi… »
Ou encore ce petit garçon de 7 ans, qui a choisi le téléphone de sa mère comme doudou, pour dormir et se rassurer, sans savoir que sa mère a acheté un autre téléphone. Ou enfin cette petite fille de 9 ans, qui décrit chez elle « une famille de téléphones » et un grand sentiment de solitude :
« Si la maison brûle, je suis presque sûre que papa ira chercher son téléphone en premier ».
« La difficulté est que très souvent, les parents ne perçoivent pas les problèmes de leurs enfants en lien avec leur attitude face aux nouvelles technologies », note la psychologue. Pour elle, ce smartphone qui fait écran entre le parent et son enfant peut pourtant entraîner chez ces derniers troubles du comportement (provocation, accès de colère, désobéissance, apathie, mutisme…) et troubles psychologiques (anxiété, troubles alimentaires, troubles dépressifs, phobies…).
« Quand papa et maman chattent avec leurs copains sur l’écran, ils rigolent, ils sont heureux alors que quand ils sont avec nous, ils sont agacés, énervés, entend souvent Michaël Larrar de la bouche de ses jeunes patients. Plus l’enfant est jeune, plus il va interpréter cela dans le sens “nous les enfants, on n’est pas intéressants”. » Du coup, le téléphone est très souvent source de tensions entre parents et enfants.
Karim El Hadj / Le Monde
« Des moments égoïstes »
« Mes enfants me taquinent, voire se mettent en colère parce que je passe trop de temps sur mon téléphone, témoigne Claire, fonctionnaire territoriale à Rennes, qui n’a aucun mal à se définir comme accro, parce que justement, quand je chatte avec mes copines, ce sont des moments qui sont très individuels, très égoïstes ! »
Mais, souligne Michaël Larrar, l’enfant pourra d’autant mieux surmonter ce sentiment de jalousie que ses parents sont attentifs à lui par ailleurs : « Le cœur de l’affaire n’est pas tant le téléphone lui même, que la qualité de la relation », souligne le psychiatre.
Ainsi Céline, 45 ans, enseignante-chercheuse qui ne quitte pas non plus son smartphone d’une semelle, ne culpabilise « pas tant que ça » face aux reproches de sa fille de 8 ans : « Parce que je sais que je leur consacre du temps à d’autres moments ». C’est surtout cette contradiction, ce « Fais ce que je dis, pas ce que je fais », qui l’interroge.
« Les pressions du monde du travail »
« Poser une limite au téléphone ou à la tablette est devenu beaucoup plus difficile qu’avec le poste de télé d’antan, qui trônait dans le salon, souligne Michaël Larrar, le smartphone est devenu un prolongement de nous mêmes et il est beaucoup plus dur pour les parents de cadrer leurs enfants et leur propre usage. Le comportement parental peut être utilisé comme une excuse. Mais on n’est pas en démocratie à la maison ! Les enfants ont parfois du mal à comprendre le passage d’une démocratie participative à une tyrannie : non ne fais pas ça ! »
La question reste délicate pour des parents dont la vie professionnelle déborde de plus en plus sur la sphère privée, et qui doivent très souvent vérifier leurs emails professionnels en dehors de leur temps de travail, le soir, le week-end, pendant les vacances.
Avec le téléphone, « c’est un petit peu le bureau qui est à la maison », juge Brice, cadre dirigeant dans une banque, qui, pour gérer l’afflux de mails en son absence du bureau, préfère se cacher, quitte à se réfugier aux toilettes ou dans la salle de bain pendant les vacances pour être plus tranquille et ne pas montrer le mauvais exemple : « C’est un peu comme la cigarette, c’est pas un bon exemple de montrer à ses enfants qu’on fume ou qu’on regarde son téléphone ! » D’ailleurs, Lucas, son fils de 16 ans, ne le lui reproche pas :
« Je l’utilise probablement plus que mes parents, je ne vois pas ce que je pourrais leur reprocher : je me dis tant mieux s’ils l’utilisent, ils pourront moins me le reprocher après ! »
Malgré tout, « Le temps de travail devient élastique et l’écran vient parfois combler un vide parental créé par les pressions du monde du travail », déplore la psychologue Anne Lefebvre. Comment préserver ses enfants de ces nouvelles intrusions ? Répondre à un email professionnel ne devrait pas poser problème tant qu’on l’explique aux enfants, tempère Michaël Larrar, qui invite néanmoins les parents à s’interroger sur leur propre rapport avec leur téléphone :
« Il faut comprendre pourquoi on se réfugie sur son téléphone, parce que si on est honnête, c’est plutôt rare que ce que l’on y fait soit si intéressant… »