Peut-on dire, comme Emmanuel Macron, que la colonisation est un « crime contre l’humanité » ?
Peut-on dire, comme Emmanuel Macron, que la colonisation est un « crime contre l’humanité » ?
Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
« La définition juridique du crime contre l’humanité ne peut s’appliquer à la colonisation », répond l’historienne spécialiste de la guerre d’Algérie Sylvie Thénault.
Sylvie Thénault est directrice de recherche au CNRS et historienne. Ses travaux portent sur la colonisation de l’Algérie et sur la guerre d’indépendance algérienne. Elle s’est particulièrement intéressée à la répression et au droit dans le contexte colonial.
De passage en Algérie, Emmanuel Macron a affirmé, le 15 février, que la colonisation était un « crime », un « crime contre l’humanité » ? Selon vous, peut-on appliquer ce concept juridique au cas de l’Algérie française ?
Sylvie Thénault : Je pense qu’il faut distinguer le « crime contre l’humanité » au sens juridique et au sens moral. Juridiquement, non, la voie est bouchée, car la définition du « crime contre l’humanité » est telle qu’elle ne peut pas s’appliquer à la colonisation, mais il faut avoir conscience que toute définition juridique est le résultat d’une construction par des juristes et d’une évolution par la jurisprudence. C’est ainsi en toute connaissance de cause que les juristes et magistrats français ont ciselé dans les années 1990 une définition du « crime contre l’humanité » qui écarte la torture, les exécutions sommaires et les massacres commis par l’armée française dans les années 1954-1962, pendant la guerre d’indépendance algérienne. Il y a eu amnistie pour cette période, et, juridiquement, cette amnistie est inattaquable.
L’approche juridique n’épuise donc pas la question et il faut se la poser au plan moral. Se référer au « crime contre l’humanité », le plus grave des crimes, a une puissante signification – la meilleure preuve en est l’écho donné aux déclarations d’Emmanuel Macron. C’est en effet affirmer avec la plus grande force une condamnation de la colonisation. De ce point de vue, il n’y a pas de « vérité » à défendre. Les historiens peuvent évidemment contribuer au débat par leurs savoirs et leurs travaux, mais, ensuite, chacun est libre de se prononcer en conscience. C’est une question d’opinion.
Pourquoi, selon vous, Emmanuel Macron s’avance-t-il sur ce terrain ?
En tant qu’historienne, je me garderais bien d’analyser une éventuelle stratégie d’Emmanuel Macron, même si le contexte suggère que ses déclarations visent à chercher des voix dans un électorat qui serait sensible à une condamnation de la colonisation – et on peut penser qu’il en existe un. En dehors même d’éventuelles revendications algériennes, il existe une très forte sensibilité anticolonialiste dans certains courants de la gauche française, en particulier dans les milieux très fortement mobilisés dans la lutte contre le racisme et les discriminations. On est cependant ici dans des courants situés très clairement à gauche, qui ne correspondent pas au positionnement politique d’Emmanuel Macron.
S’agissant d’éventuelles revendications algériennes, la situation est complexe. En Algérie, le pouvoir, qui souffre d’un déficit de légitimité démocratique, a largement utilisé la dénonciation de la colonisation pour se légitimer et susciter l’adhésion des Algériens. On est donc dans un contexte d’usage politique du passé au profit du pouvoir. La question se pose alors de savoir ce qu’il en est dans la société, et, là, la réponse est double.
Le candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron, le 14 février à Alger. | STR / AFP
D’une part, la société algérienne a été très profondément marquée par la colonisation, avec une dépossession foncière massive, source d’une très profonde paupérisation, et des discriminations de toutes natures frappant ceux qu’on appelait les « indigènes » ou les « musulmans » – on refusait officiellement de dire « Algériens », car on niait alors toute identité collective propre à constituer une nation. Et il ne faut pas oublier toutes les violences commises pendant la guerre d’indépendance.
D’autre part, cependant, aujourd’hui, l’immense majorité de la population algérienne n’a pas connu la période coloniale et il se manifeste parfois une certaine lassitude à l’évocation de cette période, tant elle a été utilisée par le pouvoir. C’est ainsi qu’en 2012, au moment du cinquantenaire de l’indépendance, on a entendu, en Algérie, s’exprimer des demandes de bilan sur ce qui a été fait depuis 1962. La dénonciation de la colonisation n’est pas fonction d’une nationalité ni d’une éventuelle origine. C’est une question de positionnement politique.
En France, il est évident que les militants antiracistes sont en partie eux-mêmes issus de l’immigration, algérienne ou autre, mais encore une fois, leurs prises de position relèvent de choix politiques. Au fond, la question posée est de savoir s’il existe un vote « communautaire » qui serait algérien, maghrébin, musulman. Rien n’est moins sûr.
De tels propos vous paraissent-ils cohérents avec les déclarations du candidat d’En marche ! en novembre 2016, lorsqu’il disait qu’en Algérie, « il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie » ?
A mon sens, il est aberrant de raisonner en ces termes. Trouvez-vous pertinent de dresser un tableau à double entrée pour lister, d’un côté, les violences, les discriminations, la paupérisation massive des Algériens pendant la période coloniale, et, de l’autre, les infrastructures administratives et économiques créées ? On ne peut pas, à mon sens, mettre les deux en balance pour savoir si le « négatif » ou le « positif » l’emporte. Personnellement, je trouve cela indécent.
Historiquement, c’est un raisonnement biaisé : la colonisation forme un tout inséparable. Elle est l’appropriation illégitime, par la force, d’un territoire et de ses habitants. Cette appropriation a signifié, à la fois, la violence et les souffrances de ceux qui la subissaient et la mise en place d’infrastructures administratives et économiques. A leur sujet, en outre, il ne faut pas exagérer : tous les gouvernements qui, après 1945, ont cherché à combattre le développement du nationalisme, se sont attachés à concevoir des plans de développement précisément parce qu’ils faisaient le constat du sous-développement de l’Algérie. Et le plan de Constantine, lancé en 1958, le seul qui ait eu un réel impact, n’a été mis en œuvre qu’à la fin, quatre ans avant l’indépendance.
François Hollande, en décembre 2012, avait reconnu les « souffrances » infligées à l’Algérie, sans présenter d’excuses. Emmanuel Macron estime toutefois nécessaire de poser un tel geste. La France devrait-elle faire preuve d’un tel repentir ? Par ailleurs, si la colonisation relève du crime contre l’humanité, est-ce que cela sous entend des réparations autres que morales ?
Il ne s’agit pas de repentir, cessons d’employer cette terminologie à connotation religieuse. Le plus grave à mon sens est que les Algériens ayant souffert de la colonisation et des crimes commis pendant la guerre d’indépendance n’ont jamais rien eu pour panser leurs plaies. C’est à eux qu’il faut penser. Il faudrait ici se référer au droit international et aux précédents historiques pour imaginer une reconnaissance ou un dédommagement. A tout le moins, il faudrait un très fort discours, qui aurait une portée équivalente à celui de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs de France, en 1995.
J’ajouterais qu’il faut aussi cesser d’opposer les violences des nationalistes algériens envers les Français d’Algérie ou les harkis à un tel geste. Toutes les victimes ont droit à la reconnaissance et en ont besoin pour tourner la page.
Sylvie Thénault est notamment l’auteure de Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale (Odile Jacob, 2012). Elle a aussi codirigé l’ouvrage Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962 (La Découverte, 2012).