Patrick, albinos au Malawi : « J’ai peur de devenir fou »
Patrick, albinos au Malawi : « J’ai peur de devenir fou »
Par Amaury Hauchard (Phalombe, Malawi, envoyé spécial)
Les albinos du Malawi racontent leur quotidien (2/5). Il y a deux ans, la vie de Patrick a basculé après une tentative de mutilation et d’enlèvement.
Patrick, sa femme Moureen, son fils Detauran, et le fils de sa sœur décédée, Marico, devant leur maison, dans le district de Phalombe, à l’est du Malawi. | Amaury Hauchard/Le Monde
Patrick vit dans le district de Phalombe, dans l’est du Malawi, à la frontière avec le Mozambique, à plusieurs heures de marche de la première route bitumée. A 18 ans, marié et père de deux enfants, il ne comprend pas pourquoi la société lui inflige autant d’épreuves. Après cinq ans passés dans une entreprise de manutention, il a fini par cesser d’aller travailler pour se protéger des agressions.
« Est-ce que je suis fou ? Ma famille dit que je suis fou. Je commence à le penser aussi. Pour être honnête, j’ai peur de devenir fou. Tout a commencé il y a deux ans. Je travaillais dans la manutention à l’époque, j’étais heureux de me lever le matin. J’allais à pied au travail, j’avais des amis là-bas, on allait boire des bières à la fin de la journée.
Mais deux collègues me regardaient de travers. Tout le temps. Au début, je n’y faisais pas attention. Etait-ce parce que j’étais albinos ? Je m’en suis vite rendu compte. Ils m’ont attaqué, un jour de juin. Ils ont essayé de me couper un doigt. Selon eux, ça vaut cher un doigt à la revente, plusieurs centaines de dollars. C’est comme ça, c’est la culture du Malawi. C’est triste, mais c’est comme ça.
Je me suis débattu, j’ai crié. Mes amis au travail ont appelé la police, et les deux hommes ont été arrêtés. Ma famille a laissé un numéro de téléphone au commissariat, on voulait savoir ce qui allait leur arriver. Mais jamais le téléphone n’a sonné. Les hommes ont été relâchés après quelques jours. Ils sont dehors maintenant, ce sont des gens d’ici. Ils n’habitent pas loin de chez moi. Je n’ai pas peur d’eux, mais je me dis qu’ils sont là, et qu’ils m’en veulent.
« A cause de ma couleur de peau »
Dans la maison, j’habite avec ma femme Moureen, mon fils Detauran, et Marico, le fils de ma sœur, qui était aussi albinos. Elle est décédée il y a quelques années maintenant. J’ai décidé de m’occuper de Marico avec ma femme. J’ai envie que Detauran et lui aillent tous les deux à l’école. Moi, j’ai dû la quitter quand j’avais 11 ans. Je n’en pouvais plus des remarques des autres enfants, ils me pointaient du doigt en permanence. J’ai dit à mes parents que je préférais rester à la maison, ils ont accepté. Très vite ensuite, j’ai commencé à travailler.
Pendant quelques années, tout s’est bien passé, j’oubliais presque que j’étais albinos. Les hommes me lançaient quelques remarques, mais rien de plus. Jusqu’à l’incident du doigt. A partir de ce moment, tout s’est enchaîné. Quelques mois plus tard, j’ai eu un autre problème. Un problème avec les hommes de la police. Ils sont venus ici, dans la maison, et m’ont emmené. Sans rien me dire. C’était l’année dernière, c’était au début de 2016.
Pourquoi ils m’ont emmené, je ne le sais toujours pas. Enfin, je pense que c’est à cause de ma couleur de peau, c’est la seule raison possible. Les hommes de la police m’ont capturé alors que j’étais au lit, ici, dans la pièce à côté. Ils m’ont emmené au poste, et m’ont dit que j’avais tué quelqu’un. Je n’ai jamais tué personne moi. Ils m’ont jeté au trou, dans la prison de Phalombe. J’y suis resté neuf mois, sans sortir, sans voir ma famille, sans voir mes amis. Ma sœur a souvent demandé de mes nouvelles, mais on ne lui en a jamais donné.
C’était compliqué en prison. Je n’ai jamais été jugé, je n’ai jamais eu d’avocat. J’étais en prison, c’est tout. J’ai vécu neuf mois dans une cellule avec d’autres gens, des hommes méchants. Quand je dormais, ils me tapaient dans les côtes pour me réveiller. Quand j’étais réveillé, ils riaient ensemble de ma couleur de peau. J’ai arrêté de parler, je n’avais plus envie de parler. C’est injuste de faire ça à un homme.
« J’ai saigné ce jour-là »
Neuf mois ont passé, je ne parlais plus. J’ai été libéré parce que des voisins et ma famille venaient à la prison, encore et encore. Ils venaient tous dire que je n’avais rien fait. Les gens qui me connaissent peuvent témoigner que je ne tuerais pas quelqu’un.
C’est quand je suis sorti que mes sœurs et ma mère m’ont dit que j’étais devenu fou. Je ne suis pas fou, je ne veux juste plus parler. J’en ai marre de parler. Ce n’est pas de la folie ce qui m’est arrivé, c’est de l’injustice. Ma sœur m’a proposé de m’emmener à l’hôpital de Zomba, aller voir un psychiatre. Mais pourquoi aller voir un docteur quand on n’est pas malade ? Je ne suis pas fou.
Je suis retourné travailler, j’ai repris une vie normale. Mais tout a recommencé. Ça ne s’arrêtera jamais. Il y a deux mois, je rentrais du travail par la route, à pied. Comme tous les jours. C’était une longue journée, il était tard et il faisait nuit. Une camionnette s’est arrêtée, quatre hommes en sont sortis. Ils m’ont frappé, ils voulaient me mettre dans la camionnette. Heureusement que je travaille dans la manutention, je suis musclé, j’ai pu me défendre. Je me suis battu avec eux, ils m’ont frappé, beaucoup. J’ai saigné ce jour-là. Ils m’ont cassé une dent, celle-là, juste devant.
J’ai arrêté le travail. J’en ai marre, je préfère rester à la maison maintenant. Je m’allonge sur mon lit, et je réfléchis. Partir ? Si on avait l’argent, on y penserait. Mais pas aujourd’hui, je n’y pense pas. Je réfléchis à la vie, je réfléchis aux hommes. »