Depuis plusieurs mois, la rumeur agite les médias et le monde de la politique américaine : non content d’être l’un des plus riches et des plus puissants chefs d’entreprise au monde, le créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, viserait une carrière politique – voire la présidence des Etats-Unis. Une rumeur qui s’appuie sur quelques éléments concrets : une modification des règles byzantines de l’entreprise, autorisant son patron à en conserver la tête même s’il s’absentait quelque temps pour servir son pays ; une série de déclarations très critiques contre la politique menée par Donald Trump ; et enfin, la publication d’un long manifeste de six mille mots dans lequel il décrit sa vision de l’avenir de Facebook, mais qui évoque aussi largement le destin de l’Amérique.

Fin janvier, M. Zuckerberg l’a fermement démenti : il ne cherche pas à devenir président des Etats-Unis, mais à se consacrer à Facebook et à la fondation caritative qu’il codirige avec sa femme, Priscilla Chan, la Chan Zuckerberg Initiative.

Un « tour des Etats-Unis »

Pourtant, un simple coup d’œil sur sa page – mise à jour par une équipe de plusieurs personnes, qui y modère aussi les commentaires – semble montrer une tout autre réalité. Depuis janvier, et le début d’un « tour des Etats-Unis » que M. Zuckerberg a décidé d’entreprendre cette année, les photographies qui y figurent ressemblent à s’y méprendre à celles d’un candidat en campagne.

Durant le mois de février, il a ainsi publié, coup sur coup, des images chargées d’une forte symbolique historique : une photographie au cimetière de Vicksburg, dans le Mississippi, théâtre d’une importante bataille lors de la guerre de Sécession, ou encore une photographie prise devant les bureaux du Selma Times-Journal, dans l’Alabama.

Devant le « Selma Times-Journal », dans l’Alabama. | Mark Zuckerberg/Facebook

Une image symbolique à deux niveaux, explique Cara A. Finnegan, professeure de communication à l’université de l’Illinois et spécialiste de l’histoire de la photographie politique américaine. « Le texte qui accompagne cette photo évoque l’histoire du droit à la liberté d’expression aux Etats-Unis. Mais Selma est aussi le berceau du mouvement pour les droits civiques », détaille-t-elle. C’est de la ville de Selma qu’étaient parties les marches pour les droits civiques dans les années 1960, violemment réprimées par la police, tandis que des membres du Ku Klux Klan s’en prenaient aux marcheurs – parmi lesquels figurait Martin Luther King.

« Classiquement, les candidats aux élections aiment montrer qu’ils ont une relation particulière à l’histoire du pays, au patriotisme et aux grandes figures mythiques des Etats-Unis, note Mme Finnegan. Une photo sur un champ de bataille de la guerre de Sécession, ce n’est pas simplement une visite sur un lieu touristique. » Mark Zuckerberg invoque aussi dans les photos qu’il publie une des figures mythiques de l’histoire américaine, Alexander Hamilton (1757-1804), l’un des principaux pères fondateurs de la nation.

Attention toutefois à ne pas trop imaginer des choses avec la diffusion de ces images, prévient Kenneth L. Hacker, responsable du département communication à l’université du Nouveau-Mexique, et auteur d’un livre analysant l’image des candidats à l’élection présidentielle. « Oui, les candidats aux élections prennent des photographies de ce type, mais c’est aussi le cas de très nombreuses personnes qui ne cherchent aucunement à être élues. La plupart les prennent pour… les publier sur Facebook ! »

« Je suis un type normal »

Les deux chercheurs s’accordent pour noter que le principal point commun entre les photographies de Mark Zuckerberg et celles des hommes politiques, c’est un même message : « Je suis un type normal. » « Ces photos le montrent comme un Américain moyen, pas comme un milliardaire. Comme tous les candidats qui veulent se faire passer pour des gens normaux ! », assure Mme Finnegan.

Dans une pâtisserie, l’un de ces commerces familiaux emblématiques de la classe moyenne américaine. | Mark Zuckerberg / Facebook

On voit ainsi Mark Zuckerberg couper du bois, caresser un veau, commander de la nourriture à emporter, préparer un repas en famille, ou encore, dans ce qui est peut-être la plus belle photographie de la série, au comptoir d’une petite pâtisserie. Ce que les Américains appellent un « mom and pop store », commerce familial emblématique de la classe moyenne américaine et symbole en voie de disparition de l’Amérique prospère de l’après-guerre que Donald Trump a promis de ressusciter.

Même lorsqu’il visite, accompagné d’ingénieurs, le nouveau data center de Facebook à Fort Worth, au Texas, il est photographié vêtu d’un casque de chantier, comme un ouvrier du bâtiment. « On le voit sur toutes les images avec son t-shirt gris. Un type ordinaire, dans la vie de tous les jours. C’est une tentative de construire une image – mais pas nécessairement une image politique », analyse M. Hacker.

Visite du nouveau data center de Facebook, à Fort Worth, au Texas. | Mark Zuckerberg / Facebook

Parler à autrui

Plus généralement, note Mme Finnegan, « sur quasiment toutes les images, on le voit interagir avec d’autres personnes. Ou plus précisément, on voit des gens interagir avec lui, et ce sont des personnes très différentes de lui : des pêcheurs de crevettes, le coach de football américain Nick Saban… C’est à la fois une manière de montrer son ouverture, courante en photographie politique. Mais, et c’est une différence importante par rapport aux photos de candidats, qui placent une grande importance sur les discours, il n’est pas dans une position où il parle, il écoute. »

Le discours est un « passage photographique obligé » pour un candidat qui manque effectivement à l’appel, mais ce n’est pas le seul : « On ne le voit pas aider physiquement ou financièrement des personnes pauvres, ni parler avec des leaders étrangers », note M. Hacker – une seule photographie, prise lors d’une rencontre avec le pape François en 2016, entre dans cette dernière catégorie.

Mark Zuckerberg avec des policiers, à Dallas. | Mark Zuckerberg / Facebook

Et si certaines des photographies empruntent très directement aux codes de la photographie politique, le fait que leur personnage central soit aussi le PDG d’une entreprise utilisée par des millions d’Américains leur donne souvent un double sens. Lorsque Mark Zuckerberg discute avec des policiers en uniforme de Dallas, s’agit-il d’un candidat potentiel qui tente de montrer, comme tout candidat qui se respecte, qu’il comprend les problèmes des forces de l’ordre et qu’il sera un bon garant de la sécurité de ses électeurs ? Ou est-il là en tant que patron d’une entreprise dont les services ont servi, l’an passé, à diffuser des images de brutalités policières ?

Le PDG de Facebook avec des résidents d’Oak Cliff (Texas). | Mark Zuckerberg / Facebook

De même, lorsqu’il plante, avec une dizaine de résidents d’Oak Cliff (Texas), un arbre pour les commémorations de la mort de Martin Luther King, Mark Zuckerberg agit-il en tant que potentiel candidat qui cherche à séduire un électorat ? Ou cherche-t-il à faire oublier que le mouvement Black Lives Matter, qui milite contre la violence et le racisme envers les Noirs, a aussi émis des critiques contre Facebook, notamment après la suspension – par erreur, affirme Facebook – du compte d’un de ses militants ?

M. Zuckerberg lors d’un rodéo au Texas. | Mark Zuckerberg / Facebook

Ou encore, lorsque M. Zuckerberg assiste à un rodéo, entouré de cow-boys portant le Stetson, s’adresse-t-il à un électorat ? Ou à des utilisateurs de Facebook qui se méfient d’un réseau social bâti sur des valeurs jugées « de gauche », au sens américain du terme ? Pour Mme Finnegan, c’est surtout une « manière de casser les reproches contre les “bulles de filtres”, de montrer qu’il parle avec des personnes qui ont voté pour Donald Trump ».

Pour M. Hacker, c’est bien le PDG qui ressort de ces images : « La stratégie d’entreprise me semble ici centrale. Facebook a souvent été accusé de nuire à la vie privée de ses utilisateurs, et de telles accusations nuisent à l’entreprise. D’où l’importance d’avoir un PDG qui semble se soucier du grand public, la vie quotidienne des Américains, et les valeurs du pays. Si vous aimez le PDG, vous avez plus de chances d’aimer l’entreprise. C’est une stratégie classique de communication. »

Quelques photographies de Pete Souza montrant Barack Obama comme « un type normal ». | Pete Souza / White House

Ces séries de photographies qui rappellent celles de la présidence Obama ne seraient donc rien de plus qu’une banale stratégie de communication d’entreprise ? « Les photographies prises dans le style de Pete Souza [le photographe d’Obama] ont infusé dans tous les domaines, note Mme Finnegan. Son arrivée comme photographe de la Maison Blanche a coïncidé avec l’explosion des smartphones et des photos sur les réseaux sociaux. L’imagerie créée par Souza avec Barack Obama s’est révélée très populaire ; il n’est pas surprenant que des personnes puissantes souhaitent avoir la même chose. »

Pour autant, le tour des Etats-Unis entamé par Mark Zuckerberg, et immortalisé sur sa page Facebook, reste un outil précieux pour l’avenir, note M. Hacker. « L’authenticité est un atout important pour tout candidat, et il utilise ces photographies pour se donner un caractère authentique. Mais cela ne veut pas dire qu’il sera candidat à une élection ! De mon point de vue, il se pose surtout en leader d’une communauté globale capable de contribuer à la paix dans le monde, à l’engagement politique… Qu’il mette cela au profit de sa fondation philanthropique, de sa vision politique libertarienne, ou pour préparer, à lui ou à sa famille, un avenir de grand dirigeant mondial, cela lui sera utile. »