« Les rapports de force de la présidentielle se dessinent »
« Les rapports de force de la présidentielle se dessinent »
Propos recueillis par Nicolas Chapuis
Nicolas Chapuis, chef du service politique du « Monde », a répondu à vos questions sur la dernière vague de l’enquête électorale du Centre de recherches politiques de Sciences po.
La dernière vague de l’enquête électorale du Centre de recherches politiques de Sciences po, dont nous avons publié les résultats jeudi 9 mars, montre que Marine Le Pen consolide son socle, qu’Emmanuel Macron plafonne et que François Fillon résiste. Nicolas Chapuis, chef du service politique du Monde, a répondu aux questions des internautes lors d’un tchat.
Alban : Les résultats de cette enquête sont-ils une surprise ? En particulier en ce qui concerne le maintien de François Fillon ?
Nicolas Chapuis : On ne peut plus parler de surprise dans cette campagne, tellement les rebondissements sont devenus la norme. Mais, en effet, on remarque que François Fillon, malgré ses déboires judiciaires, se maintient dans la course à la présidentielle. Son rassemblement au Trocadéro, le 5 mars, semble même avoir remobilisé certains électeurs. Sur le terrain, des partisans de la droite lui reconnaissent une forme de ténacité dans cette affaire et le plébiscitent donc. Il dispose d’une base d’électeurs assez stable. Cependant, il faut rappeler que, à la sortie de la primaire de la droite, il était mesuré au-dessus des 30 %. Il a donc très fortement décroché avec l’affaire des emplois fictifs présumés. Pour être complet, il faut ajouter que ce décrochage avait même commencé avant l’affaire, avec l’épisode autour de la Sécurité sociale.
-Dell : Dans cette nouvelle enquête, Fillon remonte à 19,5 % (il était à 17,5 % dans l’enquête précédente). S’agit-il du retour à un socle ou d’une tendance ascendante ? Cette récupération se fait-elle au détriment d’un candidat en particulier ?
Nicolas Chapuis : Une précision : François Fillon est mesuré à 17,5 % dans notre enquête Cevipof mensuelle, réalisée auprès de 15 000 électeurs environ. Les personnes sondées ont répondu aux questions entre le mercredi 1er mars et le dimanche 5 mars. Pour mesurer un éventuel « effet Trocadéro », l’Ipsos a décidé de refaire un sondage plus classique (sur 1 000 personnes environ) lundi. Dans cette deuxième étude, M. Fillon est mesuré à 19,5 %. Le rassemblement semble donc avoir produit un effet positif pour lui. Mais c’est à prendre avec précaution. On mesure deux échantillons différents.
-Fabien : Quelle est la marge d’erreur de l’enquête ? Certains de vos confrères reprennent ces résultats en annonçant que « Fillon reste à portée de Macron » mais les 23 % semblent être la fourchette basse des enquêtes concurrentes (qui tournent autour de 25 % avec 2 points de marge) ?
Nicolas Chapuis : Dans l’enquête mensuelle du Cevipof, avec un échantillon de 15 887 personnes (dont 10 854 certaines d’aller voter à l’élection présidentielle), la marge d’erreur tourne autour de 0,7 point pour des scores entre 15 et 25 %. L’écart entre Macron et Fillon est donc au-delà de la marge d’erreur. Mais il faut rester prudent : comme nous le rappelons à chaque fois, le sondage n’est pas une prédiction du futur vote, c’est une photographie à l’instant T de l’état de l’opinion française. Laquelle est, ces derniers temps, très mouvante.
-Votre pseudonyme : En quoi cette énième enquête est-elle plus valable que les centaines qui se sont trompées sur Juppé aux primaires ? Sur Trump aux Etats-Unis et sur le Brexit ?
Nicolas Chapuis : Nous prenons les sondages avec une grande précaution. Au Monde, nous avons conclu un partenariat avec le Cevipof, pour une enquête mensuelle sur un an, réalisée par Ipsos Sopra Steria, avec le plus grand échantillon mesuré en France. Nous en publions les résultats une fois par mois (puis une fois toutes les deux semaines dans la dernière ligne droite).
A côté de ces publications, nous réalisons tous les jours de nombreux reportages et enquêtes de terrain, qui nous permettent également de sonder l’humeur des Français. Nous ne prétendons pas détenir la vérité sur le résultat de l’élection présidentielle. Mais nous considérons que les sondages, quand ils sont sérieusement effectués, sont un outil parmi d’autres à notre disposition.
-Victor : Cette dernière enquête du Cevipof donne l’impression d’une certaine cristallisation de la situation politique. Ce qui est intéressant de regarder maintenant, c’est la certitude de vote des sondés. Comment évolue-t-elle pour chacun des candidats ?
Nicolas Chapuis : Il y a encore des évolutions, mais vous avez raison, des rapports de force se dessinent. La cristallisation des votes est intéressante : 76 % des personnes sondées en faveur de Marine Le Pen se disent certaines de leur choix. Pour François Fillon, le socle est également solide (62 % de personnes sûres de leur vote). Pour Jean-Luc Mélenchon, le taux est de 56 %, pour Emmanuel Macron, 42 % et pour Benoît Hamon, 41 %.
-xtr : Par qui est financée l’enquête du Cevipof ? J’imagine que certains médias participent à son financement ?
Nicolas Chapuis : Nous sommes très transparents sur le financement : cette enquête est réalisée par le Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences po Paris, avec l’appui financier du Service d’information du gouvernement, qui finance régulièrement des enquêtes d’opinion. Le Monde participe également au financement, en payant une partie. L’enquête en elle-même est réalisée par l’institut Ipsos Sopra Steria.
Sur certaines vagues de sondage, des cercles de réflexion peuvent être associés. C’est le cas de la Fondation Jean-Jaurès sur cette édition.
-ET : On voit sur vos graphiques que les intentions de vote sont encore bien incertaines (pour certains candidats plus que d’autres). Sait-on estimer à l’heure actuelle vers qui les incertains qui pensent voter pour Emmanuel Macron pourraient se reporter ?
Nicolas Chapuis : C’est difficile à mesurer. Ce qui est intéressant, en revanche, dans l’enquête du Cevipof, c’est que nous réinterrogeons le même échantillon depuis un an. Nous sommes donc en mesure de voir dans les évolutions l’attitude des « changeurs », ceux dont l’opinion a évolué. Ainsi, le gain réalisé par Emmanuel Macron de deux points en un mois est réalisé au détriment de Hamon (1 point), de Fillon (0,5 point) et de Jadot (0,5 point), qui s’est retiré. Il perd 0,5 point au profit de Marine Le Pen, et gagne 0,5 point chez les abstentionnistes.
-Soso : Plus précise et sérieuse que d’autres sondages, votre enquête n’est-elle pas toujours un peu en retard, ce qui peut conduire à des constats décalés avec ce que l’on peut observer au jour le jour, par ailleurs ?
Nicolas Chapuis : Il y a toujours un décalage entre la réalisation de l’enquête (du 1er au 5 mars en l’occurrence) et la parution (jeudi 9 mars). C’est pourquoi nous prenons des précautions : c’est une photographie à l’instant T de l’état de l’opinion, pas une vérité définitive. Nous engageons nos lecteurs à lire également nos papiers politiques, nos reportages et nos décryptages de programmes pour se faire leur opinion au-delà des sondages.
-Christophe : De même que l’on peut douter de la partialité des journaux compte tenu de leurs soutiens politiques plus ou moins ouvertement assumés, à qui appartiennent in fine les principaux sondeurs ? (Cevipof-Ipsos-Sopra-Steria, Harris, Ifop, Opinion Way, etc.)
Nicolas Chapuis : Le Cevipof n’est pas un institut de sondage, c’est le centre de recherches politiques de Sciences po Paris. L’Ipsos est une société mondiale d’études, cotée en bourse, dont vous pouvez donc consulter la liste des actionnaires.
-Eric : Le sondage mentionne « en % des personnes certaines d’aller voter et exprimées ». Considérant que 40 % des gens n’ont pas encore fait leur choix, quelle est la valeur d’une telle étude ?
Nicolas Chapuis : Encore une fois, elle donne une indication, pas une vérité. Le niveau d’incertitude des électeurs est en soi une information intéressante.
-JCVD : Quelle est la marge d’erreur relative à l’enquête ? Je pense que vous n’insistez pas assez sur cette notion de marge d’erreur, en particulier dans les « gros titres » ou graphiques (il serait plus juste d’annoncer « une fourchette entre x % et y % »).
Nicolas Chapuis : Comme expliqué auparavant, pour un score situé entre 15 et 25 %, il est de 0,7 point dans cette étude. Ceci dit, vous avez raison : il faut systématiquement rappeler la marge d’erreur. Nous essayons de le faire. Peut-être devrions-nous davantage encore insister.
-Politicos : L’éventualité d’un second tour Macron-Fillon est-elle testée ? Pensez-vous qu’il peut y avoir un vote caché Fillon ?
Nicolas Chapuis : La commission des sondages n’autorise la publication que des configurations de deuxième tour qui paraissent crédibles au vu du sondage sur le premier tour. En clair, Marine Le Pen apparaissant clairement en tête, la probabilité à l’heure actuelle d’un second tour Macron-Fillon est faible. La commission de contrôle des sondages nous interdit donc de publier un tel sondage.
-Fitz : Avez-vous testé un désistement de Mélenchon ? Son retrait permettrait à Hamon d’accéder au second tour si on se contente d’additioner leurs scores.
Nicolas Chapuis : Non, nous ne testons pas de situations politiques improbables. M. Mélenchon n’ayant jamais évoqué un retrait, nous n’avons pas le droit (et ce ne serait pas très sérieux) de sonder une telle configuration. M. Mélenchon pourrait l’interpréter à juste titre comme une pression sur sa candidature. Ce n’est pas notre rôle.
-Michael : Selon les sondages, le FN semble arriver en tête du 1er tour et la classe politique semble s’y résigner. Quelle est la marge d’erreur des sondages et peut-on vraiment y croire sans penser a toutes les surprises des derniers votes (Brexit, Trump…) ?
Nicolas Chapuis : Bonjour. Vous avez raison de parler d’une forme de résignation des responsables politiques. Ils ont tellement intégré la présence de Marine Le Pen au deuxième tour qu’ils se sont résolus à se battre entre eux pour la deuxième place. M. Fillon cible davantage M. Macron, et inversement. Quant à une surprise éventuelle, cette campagne n’en manque pas. Mais dans les cas de figure que vous évoquez, l’amplification s’est faite dans le sens du vote populiste ou europhobe, pas dans l’autre sens.
-Etienne : La certitude de vote des électeurs et l’abstention élévée ne complique-t-elle pas la tache des sondeurs ? Au final, cette élection n’est-elle pas fortement incertaine comme tous les exemples de ces derniers mois (Brexit, Etats-Unis, primaires partisanes…).
Nicolas Chapuis : Vous êtes nombreux à poser des questions relatives au Brexit, à Trump et aux erreurs des sondages. Il est évident que ces épisodes nous incitent à une plus grande prudence. Comme je m’efforce de le faire depuis le début de cet échange, nous essayons d’expliquer à nos lecteurs que les sondages sont un outil utile mais à interpréter avec des précautions (marge d’erreur, distance avec le scrutin, échantillon, etc.). Nous les incitons à se référer également à nos reportages, à nos papiers d’analyse, qui sont bien plus nombreux que notre papier mensuel sur le Cevipof.
Sans entrer dans les détails, aux Etats-Unis, les sondages sont différents, parce que l’organisation du scrution est elle-même différente. Je rappelle que Hillary Clinton a devancé Donald Trump de près de 3 millions de voix. Les sondages se sont trompés localement dans les swing states, ces Etats-clé qui changent fréquemment de camp d’une élection à l’autre, faisant ainsi basculer le résultat de l’élection.
-Emmanuel : Le candidat de la droite souverainiste (quasi extrême droite) de l’UPR, François Asselineau, paraît être en passe de pouvoir se présenter à la présidentielle - il a déjà 480 parrainages déposés au Conseil Constitutionnel aujourd’hui. Pourquoi n’est-il pris en compte dans aucun sondage d’intentions de vote ? Sa candidature pourrait éventuellement capter quelques demi-points cruciaux à François Fillon et à Marine Le Pen au premier tour, non ? A moins que son ralliement à l’un de ces deux candidats ne soit anticipé ?
Nicolas Chapuis : Si la candidature de François Asselineau se confirme (peut-être demain avec la nouvelle publication de parrainages par le Conseil constitutionnel à 11 heures), nous l’intégrerons bien sûr à l’enquête.
-Lucas : Selon vous, à qui a profité le retrait de Yannick Jadot ? Car on voit bien qu’il n’y a pas eu d’effet mathématique au profit de Benoît Hamon, qui a stagné. Ce qui peut éventuellement confirmer qu’un retrait d’Hamon ou de Mélenchon ne qualifierait pas forcément celui qui reste.
Nicolas Chapuis : Les électeurs de Jadot semblent converger vers Macron (+ 0,5 point) et Hamon (+ 1 point).
-Philou : L’enquête est-elle menée en proposant aux personnes un choix sur l’ensemble des candidats ? Seulement ceux qui ont les 500 parrainages ? Ou les plus médiatisés ?
Nicolas Chapuis : Nous avons fixé la liste des candidats selon leur capacité potentielle à être au premier tour. A partir de la semaine prochaine, nous nous baserons sur la liste officielle des candidats.
-Juliette : Quid de la pertinence des sondages ? Rappelons-nous de tous les sondages désignant Juppé grand gagnant de la primaire de la droite et du centre.
Nicolas Chapuis : Vous avez raison, les sondages sur la primaire de la droite n’ont pas vu le phénomène Fillon. Mais il y a des différences avec un sondage présidentiel. Le corps électoral de la primaire n’était pas connu. Nous n’avions aucun repère avec une précédente primaire. Et enfin, la période de cristallisation des votes a été très tardive. Les Français se sont réellement intéressés au vote à partir des débats. Je pense que François Fillon a réellement fait une percée dans les derniers jours. Ses équipes en sont d’ailleurs pleinement conscientes.
Pour ces raisons, nous n’avons pas effectué de sondage sur la primaire de la gauche, estimant que le risque d’erreur était trop élevé. En revanche, pour les élections nationales, nous estimons avoir suffisamment d’expérience et de recul. Si les instituts de sondage anglais et américains se sont plantés, il faut rappeler qu’en France, les instituts ont connu une grosse remise en cause le 21 avril 2002. Ils ont fait leur aggiornamento bien avant les autres.
-Catherine Cecovi : Merci pour la qualité de votre journal. L’abstention pourrait être de 32 %. A-t-on une étude sur la « non-inscription » ? Dans l’affirmative, merci de nous en donner le résultat.
Nicolas Chapuis : Merci pour votre message. Les chiffres de l’inscription sur les listes électorales sont tombés il y a quelques jours : près de 47 millions de Français se sont inscrits pour 2017 (45,7 millions en France et 1,3 million d’électeurs vivant à l’étranger). Il y a 1,5 million de nouveaux électeurs. Vous posez la question des non-inscrits (ou mal-inscrits). D’après un rapport parlementaire datant de 2016 et portant sur l’élection de 2012, il y avait à l’époque 6,5 millions de mal-inscrits (inscrits dans une autre ville que celle où ils résident), et 3 millions de non-inscrits. Je n’ai pas de chiffres plus récents.
-Wallace : N’y a-t-il pas un risque que les sondages prennent trop d’importances dans cette campagne présidentielle au détriment du fond ? On le voit régulièrement dans les discours des politiciens et des citoyens notamment avec la pression du vote utile en faveur des candidats favoris, appuyés par les multiples sondages quotidien. Le rôle des instituts de sondage n’aurait-il pas dépassé la simple photo à l’instant T des intentions de vote ?
Nicolas Chapuis : Vous avez raison. Nous devons être responsables. En tant que chef du service politique, je dois veiller à ce que la place prise par les sondages dans notre couverture éditoriale soit juste et à ce que nous donnions à nos lecteurs toutes les clés pour les lire correctement, avec la prudence nécessaire.
Notre enquête est mensuelle (elle va devenir bi-mensuelle dans la dernière ligne droite). Autrement dit, nous ne publions actuellement ce sondage qu’une fois par mois. Nous évitons également de relayer les autres enquêtes quotidiennes. A côté de cela, nous publions tous les jours des dizaines de reportages, des enquêtes, des portraits, des décryptages de programme…
Je ne pense donc pas que nous laissions une place démesurée aux sondages. En revanche, les lecteurs, s’ils adorent les critiquer, en restent friands. Nous voyons bien l’impact de cette enquête du Cevipof. C’est paradoxal. Alors que pour un article sur un sondage, il y a des centaines d’autres papiers, nous sommes sans cesse interpellés sur la question. A nous de veiller à mettre en avant nos autres contenus. Aux lecteurs (et aux électeurs) le choix d’aller lire tous les autres types de papiers sur LeMonde.fr.