A Tunis, la première « révolution Facebook » entre aux Archives nationales
A Tunis, la première « révolution Facebook » entre aux Archives nationales
Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Un fonds documentaire exceptionnel en vidéos et en photos du « printemps arabe » de 2011 a été solennellement remis à la Bibliothèque nationale de Tunis.
Les Archives nationales de la Tunisie se sont vu remettre, samedi 11 mars, un fonds documentaire unique sur la révolution de 2011 par un collectif de militants associatifs et d’institutions de recherche. L’enjeu est la préservation de documents menacés de disparaître, notamment les vidéos qui furent au cœur de cette « révolution Facebook » inédite. Ce fonds va désormais être abrité en toute sécurité dans les armoires des Archives nationales à Tunis. Cette mémoire de la révolution de 2011, soulèvement tunisien qui déclencha la vague des « printemps arabes », commençait à être menacée dans ses supports numériques. La foison de vidéos réalisées dans le feu de la révolte par des anonymes, témoignages à l’impact fatal pour la dictature de Ben Ali une fois relayés par le web planétaire, n’avait rien de pérenne. Nombre de ces documents étaient fragiles, certains commençaient à disparaître.
Samedi, c’est donc un pan entier de cette mémoire-là qui a été solennellement cédé aux Archives nationales tunisiennes à l’occasion d’un séminaire tenu à Tunis en présence des principaux protagonistes de cette belle aventure scientifique. Fruit d’un travail de collecte à travers la Tunisie, près d’un millier de photos et 800 vidéos, dont une cinquantaine d’inédites, ont été remises aux gardiens de la mémoire nationale. Elles vont bientôt être mises à disposition des chercheurs qui tenteront de mieux comprendre, à travers ces instantanés, ces fragments d’événements et ces éclats visuels, comment l’immolation par le feu du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, a embrasé un pays entier avant de redessiner la géopolitique arabe.
« Moissonnage du web »
« Ces images ont d’abord opéré comme témoin avant de devenir le moteur de la révolution », souligne Rabaa Abdelkefi Ben Achour, écrivaine, coordinatrice du collectif chargé de la collecte des archives numériques de la révolution. Parce que le soulèvement tunisien a inauguré l’ère des « révolutions Facebook », le recueil des sources passe inévitablement par le « moissonnage du web », selon le mot de Raja Ben Slama, directrice de la Bibliothèque nationale. Dans un pays comme la Tunisie, « où l’on a toujours eu le culte des archives », précise Hédi Jellah, le directeur des Archives nationales, le projet de lancer cette opération de sauvetage a d’emblée reçu un accueil favorable auprès d’une myriade d’institutions et d’associations. Le Réseau Euro-Méditerranée des droits de l’homme (REMDH) en sera le bailleur de fonds, et l’Institut supérieur de la documentation (ISD) ainsi que l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine (ISHTC) en seront les opérateurs scientifiques.
A Tunis, le 14 janvier 2017, pour le sixième anniversaire de la révolution de 2011. | FETHI BELAID/AFP
L’idée originale de cette aventure revient à Jean-Marc Salmon, chercheur en sciences sociales, ancien directeur du Bureau du livre français à New York et passionné par l’historiographie de la révolution tunisienne. Lorsque M. Salmon entame sa recherche qui aboutira à la publication en 2016 de son ouvrage Vingt-neuf jours de révolution, histoire du soulèvement tunisien, 17 décembre 2010-14 janvier 2011 (éditions Les Petits Matins, Paris), il est vite troublé par la fragilité du matériau – les vidéos relayées par Internet – dont l’importance stratégique dans l’enchaînement des événements n’est plus à démontrer. « Une des vidéos sur Sidi Bouzid que je recherchais a soudain disparu d’Internet où elle a longtemps figuré, se souvient-t-il. Je me suis ensuite rendu compte que ce n’était pas un cas isolé. » L’affaire est d’autant plus inquiétante que la révolution a laissé plus d’empreintes numériques qu’écrites. « Sans ces vidéos, on ne peut pas écrire l’histoire de la révolution », insiste M. Salmon. Ainsi est né le projet de sauver ces traces avant qu’elles ne s’effacent au fil du temps. Avec un impératif : « Aller sur le terrain récupérer les originaux. »
« Une aventure émotionnelle »
Myriam Ben Saoud est l’une de trois enquêtrices, étudiantes à l’ISD de Tunis, qui ont sillonné la Tunisie profonde à la recherche de ces documents originaux, vidéos ou photos. Les gouvernorats de Sidi Bouzid et de Kasserine, régions délaissées de la Tunisie intérieure, ainsi que le Grand Tunis ont particulièrement retenu leur attention. C’est là que se concentre l’essentiel des « martyrs » (334 tués et 2 861 blessés) de la révolution, fauchés par les balles des forces répressives de Ben Ali avant que ce dernier ne s’exile le 14 janvier 2011 pour l’Arabie saoudite.
Les trois étudiantes rendent d’abord visite aux familles, interrogent les proches sur l’éventuelle possession de documents, remontent les filières. « Nous avons mis la main sur des inédits », rapporte Myriam Ben Saoud. Comme cette vidéo de Mohamed Bouazizi, grand brûlé dans l’ambulance qui fonce vers l’hôpital de Sidi Bouzid. Ou cette manifestation de collégiennes de Meknassi (gouvernorat de Sidi Bouzid) que les familles n’ont jamais voulu diffuser, conventions sociales obligent. « Elles ne voulaient pas que les visages de leurs filles apparaissent sur les réseaux sociaux », explique Myriam Ben Saoud. La plupart des détenteurs de vidéos jouent le jeu, livrent sans mal leurs documents. D’autres toutefois refusent ou cherchent à les monnayer. Les trois étudiantes découvrent à cette occasion une réalité sociale tunisienne qu’elles connaissaient mal, celles des villages ou des quartiers populaires abandonnés. « On a pu mesurer leur démoralisation après six ans de révolution dont ils sont déçus, poursuit Myriam Ben Saoud. En évoquant tout ce passé, on pleurait avec les mères de famille. » Et de conclure : « Cela a été une aventure émotionnelle. »
L’heure est venue de classer et d’annoter ce millier de photos et ces 800 vidéos originales. Les dénicheurs et les prospecteurs ont fini leur travail. Il revient désormais aux documentalistes et aux historiens d’en exploiter le potentiel scientifique. L’effort complète d’autres démarches, notamment celle de l’Instance vérité et dignité (IVD) – la commission chargée de la justice transitionnelle – dont les audiences de victimes engrangent aussi une masse considérable de témoignages sur la période de dictatures passées comme sur la séquence révolutionnaire de la fin 2010 et début 2011.
Par petits bouts, la Tunisie sauvegarde sa mémoire du grand basculement que furent ces vingt-neuf jours qui ont pris le monde de court autant que les Tunisiens eux-mêmes.