Des ouvriers sur le chantier de l’EPR de Flamanville, dans la Manche, en mars 2016. | CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Semi-déception et semi-satisfaction pour le syn­dicat CGT-Construction, partie civile au procès sur une vaste affaire de travailleurs européens irrégulièrement détachés, commise par Bouygues Travaux Publics et d’autres entreprises, sur l’un des plus grands chantiers d’Europe, celui de l’EPR de Flamanville, dans la Manche.

Lundi 20 mars, la cour d’appel de Caen a confirmé la condamnation de première instance, prononcée par le tribunal correctionnel de Cherbourg, en juillet 2015, à l’encontre de Bouygues, aggravant la sanction de 25 000 à 29 950 euros. A un cheveu, donc, de la barre des 30 000 euros de pénalité, qui interdirait à ce poids lourd du BTP de concourir aux marchés publics : « Le tribunal n’a pas retenu l’argumentation de Bouygues, qui a tout fait pour retarder la décision, soulevant de prétendus vices de pro­cédure et posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, commente Flavien Jorquera, avocat de la CGT, mais il n’a pas non plus suivi les réquisitions plus lourdes de l’avocat général, de 50 000 euros d’amende, qui auraient été plus dissuasives. »

« Légèreté scandaleuse »

La responsabilité de Bouygues a été reconnue dans le recrutement, par l’intermédiaire d’une société d’intérim fondée par un ex-cadre de Bouygues (Atlanco, aujourd’hui en liquidation), qui, entre 2009 et 2011, avait employé 163 travailleurs polonais sans les avoir dûment déclarés.

Atlanco était sise en Irlande, agissait à travers une succursale chypriote pour recruter des Polonais qui n’avaient jamais mis un pied à Chypre et signaient des contrats rédigés en grec, auxquels ils ne comprenaient pas un traître mot.

Une autre filiale de Bouygues, Quille, a, elle, été relaxée. La société roumaine Elco, qui avait fait travailler illégalement 297 salariés roumains, a vu son amende alourdie de 40 000 à 60 000 euros. L’entreprise nantaise Welbond Armatures, sous-traitant qui faisait appel aux services d’Atlanco, a vu sa peine de 15 000 euros d’amende confirmée. « Je note qu’il y a une ­relaxe partielle, dit Philippe Goossens, avocat de Bouygues, et nous nous réservons le droit de nous pourvoir en cassation. »

« Le sentiment d’impunité des employeurs et des clients s’estompe. Mais que de temps perdu ! »

Pour la CGT-Construction, qui s’est portée partie civile, et son secrétaire général, Serge Pléchot, « cette décision est une tartufferie [allusion à la clause “Molière” imposant l’usage du français sur les chantiers…], avec des montants d’amendes dérisoires envers un groupe qui déclare des centaines de millions d’euros de résultat net et qui continue à employer massivement des salariés étrangers, comme [ils ont]pu le constater sur le chantier du Palais de justice de Paris, porte de Clichy ».

La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du ­bâtiment trouve « scandaleuse la légèreté de cette amende face à l’ampleur de la fraude, qui porte sur plusieurs centaines de salariés », explique son président, ­Patrick Liébus. « Mais il faut ­reconnaître à la ministre du ­travail le mérite d’avoir enfin mul­tiplié les contrôles et permis la mise en place de la carte d’identité professionnelle dont devront ­désormais être munis tous les salariés des chantiers. »

Les sanctions tombent

Myriam El Khomri devait, en effet, annoncer, mardi 21 mars, la publication du décret qui instaure la diffusion, à partir de mercredi 22 mars, de cette nouvelle carte distribuée à plus de 2,5 millions de salariés de 500 000 entreprises, et qui devrait faciliter les contrôles. « Cela fait huit ans que nous la ­réclamions », rappelle Jacques ­Chanut, président de la Fédération française du bâtiment.

Et celui-ci de constater « une multiplication des contrôles, qui atteignent 1 500 par mois ». « Le sentiment d’impunité des employeurs et des clients, désormais considérés comme coresponsables de la fraude au détachement, s’estompe. Mais que de temps perdu ! », regrette-t-il. Et les sanctions tombent : selon le ministère du travail, trente-trois chantiers ont, depuis juillet 2015, été fermés et 5,4 millions d’euros d’amendes administratives proclamées. Des peines de prison ont aussi été prononcées.

Le secteur du bâtiment est très touché par les conséquences de la directive Bolkestein sur le travail détaché. La moitié des 280 000 personnes déclarées à ce titre y sont employées, et on estime qu’elles sont en fait deux fois plus nombreuses. « Si toute la loi est respectée, avec, pour les travailleurs détachés, les mêmes horaires et les mêmes conditions sociales (diplômes, certificats d’aptitudes, normes) que pour les salariés sur le sol français, et si l’employeur paye en effet leurs frais d’hôtellerie, de déplacement et les charges sociales dans leur pays d’origine, leur coût est de 6 % à 7 % inférieur au nôtre, ce qui reste compétitif », détaille M. Chanut.

Le secteur du bâtiment défend la clause « Molière »

Les entrepreneurs du bâtiment se disent favorables à la clause « Molière », qui, insérée aux appels d’offres publics, impose l’obligation de parler français sur les chantiers. « Ce serait une mesure utile pour la sécurité de tous », souligne Patrick Liébus, président de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment. « Nous avons l’habitude de faire travailler toutes les nationalités, et le secteur du bâtiment n’a pas de leçon à recevoir en matière d’intégration, plaide Jacques Chanut, président de la Fédération française du bâtiment. Cette clause “Molière” est une bonne chose, car la question est différente avec les travailleurs détachés, qui n’ont pas vocation à rester et s’intégrer, et n’apprennent donc pas le français. Qu’on ne nous accuse pas de xénophobie : dans l’aéronautique, pour les mêmes raisons de sécurité, tout le monde doit parler anglais, et personne n’y trouve à redire. »