Jeu vidéo, humour ou maquillage : dans l’univers des youtubeurs « seniors »
Jeu vidéo, humour ou maquillage : dans l’univers des youtubeurs « seniors »
Par Perrine Signoret
Pour les youtubeurs seniors, la retraite, c’est huit heures de travail par jour, plus les week-ends.
« Bonjour les petits-enfants ! [Nous] sommes assis ici, dans une nouvelle maison. J’ai envie de partir à l’aventure. » Shirley Curry, 80 ans, n’a pas de temps à perdre dans cette chaumière en bois. Entre la tarte qui trône juste devant elle sur une table rustique et le marchand d’armes qui l’attend dehors, le choix est vite fait. L’Américaine va s’acheter une masse d’acier, suffisamment lourde pour tuer loups, bandits et morts-vivants qui se mettraient en travers de son chemin. Elle n’en oublie pas pour autant la politesse – manque de pot, au moment de se retourner vers le vendeur pour lui dire merci, celui-ci est déjà parti. Il en faudra plus pour décourager Shirley, qui sort de la ville pour aller se perdre dans une forêt des alentours. « Oh, regardez ces jolies couleurs qu’ont les arbres. [Et] cette cascade, c’est beau », s’extasie la youtubeuse au fur et à mesure de sa promenade.
SkyrimSE eps#21 Ganci and Kharjo Make Plans
Durée : 22:43
Ces paysages qui ressemblent au « monde réel », c’est justement ce qui a plu à Shirley dans Skyrim, son jeu vidéo préféré. Elle a découvert les jeux vidéo dans les années 1990, explique-t-elle en ronchonnant, parce que nous lui posons trop de questions à son goût. « L’un de mes fils m’a donné un ordinateur, et un jeu, et m’a appris. Je suis devenue un peu addict… », explique-t-elle.
« Mamie-gaming », célèbre grâce à Reddit
Dans le même temps, la grand-mère et arrière-grand-mère s’est mise à regarder des vidéos de gaming, où des youtubeurs (qu’elle ne veut pas nommer de peur d’en oublier et d’en vexer certains) jouaient aux jeux vidéo en commentant leurs parties en voix off. Rien qu’avec les commentaires qu’elle postait sous leurs contenus, Shirley s’était forgé une petite communauté : trois cents personnes, tout au plus.
Et puis, un jour, Shirley s’est amusée à tourner une vidéo, et l’a postée sur YouTube par curiosité, juste avant de partir se coucher.
« Le jour suivant, ma boîte e-mail était tellement inondée de messages que je ne savais pas quoi faire avec tout ça. J’ai pleuré. J’avais peur, je ne comprenais pas ce qui se passait. Durant les premiers jours, j’ai essayé de répondre à chaque e-mail, un par un. Puis j’ai réalisé que je devais être un peu plus sélective. »
Sa première publication, devenue virale car relayée par un internaute sur Reddit, atteint en effet les 1,5 million de vues. Un succès dont celle que ses abonnés surnomment « mamie gaming » n’avait « jamais rêvé ». Elle est pourtant devenue au fil du temps l’une des youtubeuses seniors les plus populaires de la Toile, avec 230 000 abonnés au compteur.
700 millions de vues
Dans son premier vlog, réalisé pour fêter les un an de sa chaîne, Shirley dévoile son t-shirt hommage à « Skyrim ». | YouTube / Shirley Curry
Sur YouTube, les plus de soixante ans qui percent se comptent encore sur les doigts d’une main. On peut citer parmi eux « le grand-père d’Internet », alias Peter Oakley, qui, à 86 ans, postait toujours des vlogs sur son passé de mécanicien radar pendant la seconde guerre mondiale (il est mort en mars 2014), Grandma Mary, qui twerke avec ses copines ou commente la relation entre Drake et Rihanna, ou Grand Illusions, un collectionneur (et testeur) de jouets anciens.
Golden Sisters Nae Nae Dance
Durée : 01:05
Le plus suivi à ce jour s’appelle TheAngryGrandPa. Rien, pas même le cancer dont il est atteint, ne semble pouvoir l’arrêter. Avec ses trois millions et quelques d’abonnés et 700 millions de vues, il dépasse de loin les scores d’EnjoyPhoenix. La recette de son succès ? Beaucoup de cris et de caméras cachées orchestrées par un petit-fils machiavélique.
« Star » à 87 ans
C’est d’ailleurs avec ce même type de formats qu’un autre duo, Kevin and Lill, s’est fait un nom sur YouTube. Parce que ses amis ne cessaient de lui répéter que sa grand-mère était « vraiment super drôle », Kevin l’a filmée sans lui dire lors de banals trajets en voiture.
Car ride with my crazy grandma.
Durée : 03:44
Au téléphone, l’adolescent (qui a aujourd’hui 19 ans et étudie dans une université du Connecticut) raconte qu’il n’a avoué à Lill qu’elle était la vedette d’une chaîne que suivaient quelques centaines de milliers d’internautes qu’après avoir témoigné à visage découvert dans un talk-show populaire. Lill s’en souvient encore :
« Je ne m’y attendais pas du tout. Ça m’a surprise, je ne savais même pas vraiment ce qu’était YouTube, mais j’étais contente. Vous savez, tout ça, ça m’a fait me sentir jeune. Maintenant, les gens me reconnaissent au supermarché. Ils m’arrêtent, ils me disent : “Oh ! je vous ai vue en vidéo, je vous adore !” Je suis devenue une star. L’autre fois à l’église ils m’ont aussi dit qu’ils n’avaient jamais vu une célébrité avant moi. »
« Une sorte d’obligation »
Si, du haut de ses 87 ans, Lill semble ravie d’avoir trouvé une nouvelle activité pour tromper le temps entre ses parties de bingo et ses sorties à la piscine, Kevin, lui, se montre étonnamment plus méfiant.
Fin mars, il postait ainsi sur leur chaîne un vlog, dans lequel il expliquait qu’il filmerait moins souvent sa grand-mère à l’avenir.
« Au départ, c’était comme un jeu amusant, et puis c’est devenu plus que ça. L’autre jour, j’ai eu une prise de conscience (…). Je suis allé chez ma grand-mère pour lui faire une surprise après les cours, et à peine avais-je poussé la porte, qu’elle s’est mise à crier : “Kevin, j’espère que tu n’as pas ta caméra, je ne suis pas prête, je suis en pyjama, prête à aller me coucher.” J’ai pas mal d’émotions qui ont traversé mon corps à ce moment-là. Je me suis dit, ce n’est pas normal, on a transformé notre relation en une sorte d’obligation. [Ma grand-mère] pense que je ne viens la voir que pour filmer une vidéo pour YouTube. Je me suis senti comme dans un épisode de [la série télévisée] “Black Mirror”, et je n’ai pas aimé ça. »
Huit heures de travail par jour
Shirley, qui se force à ne pas jouer plus de trente minutes par jour à Skyrim pour que ses vidéos ne soient pas trop longues, est elle aussi régulièrement rappelée à la raison par ses petits-enfants. Ils lui expliquent que tout ceci n’est pas un travail. Qu’elle a le droit, parfois, d’être « fatiguée », « malade », ou parfois, de juste vouloir « jouer pour elle-même ».
Même chose de l’autre côté de l’Atlantique avec Nicole Tonnelle, une youtubeuse beauté française de 65 ans. Pour elle non plus, la retraite n’a plus rien d’une sinécure. Chaque jour, cette ancienne esthéticienne passe en moyenne huit heures à tourner des vidéos sur les cosmétiques, les monter, les publier, trouver des idées de sujets pour les prochaines, ou répondre aux commentaires (qui ne sont pas toujours tendres). Quant à la semaine de cinq jours, très peu pour elle : « Parfois, le week-end, je rattrape mon retard, dit-elle ainsi. En fait, je ne sais pas vraiment si on peut dire que je suis à la retraite, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie… »
Coups de gueule, du jeunisme à l'anorexie .Les conseils de Nicole
Durée : 11:15
Pas question pour autant pour Nicole de renoncer. Car ce qu’elle fait va bien au-delà de simples tutoriels maquillage et revues de produits de soin. Elle qui n’aimait « pas trop voir [sa] tronche » en vidéo, a fait de sa chaîne un lieu anti-jeunisme. Elle y pousse par exemple régulièrement des « coups de gueule » contre ces marques qui prennent « des superbes midinettes de vingt ans » pour faire la publicité de leurs crèmes anti-âge.
« Casse-toi la vieille, tu fais peur »
La youtubeuse porte d’autant mieux ce message que sa chaîne grandit de plus en plus : depuis qu’elle a appris ce qu’était un hashtag (avant, elle « [s’]en fichait »), et qu’elle s’est intéressée aux statistiques de sa chaîne, elle a passé le cap des cinq millions de vues. Sa boîte aux lettres accueille des produits gratuits de temps à autre, de grandes marques l’appelent et lui proposent de petits contrats allant « de 200 à 400 euros ». D’après Nicole, elles prendraient enfin conscience du fait « qu’aujourd’hui, à 60, 70 ans, on a un téléphone portable, et on sait ce qu’est YouTube. Moi, j’étais même un peu en retard. Je n’avais pas Instagram alors que mes abonnées étaient déjà toutes dessus. »
« Il y a une demande énorme de la part des seniors, qui pourrait être satisfaite si la vieillesse n’était pas aussi taboue en France. Mais on voit bien que ça gêne encore quelque part qu’on s’affiche sur Internet… On m’a déjà dit en commentaires des choses comme : “Casse-toi la vieille, tu fais peur !” Ça reflète une certaine angoisse, un refus de vieillir que beaucoup partagent. Du coup, des plus de soixante ans qui voudraient se lancer dans les vidéos n’osent pas le faire. »
Samedi 8 avril se déroule à Paris la deuxième édition de la Video City, un rassemblement de plus de 170 youtubeurs et youtubeuses, de France et d’ailleurs. En revanche, aucun, parmi eux, n’aura plus de soixante ans…