La sélection cinéma du « Monde »
La sélection cinéma du « Monde »
Chaque mercredi, dans La Matinale, les critiques cinéma du « Monde » présentent les meilleurs films à découvrir sur grand écran.
C’est peut-être l’ambiance électorale qui déteint sur la programmation, mais l’offre cinématographique de cette semaine est profondément coupée en deux : d’un côté des œuvres exigeantes (mais pas forcément difficiles, ni toutes sombres), de l’autre des produits grand public (Boule et Bill 2, Fast & Furious 8, C’est beau la vie quand on y pense). Entre les deux, on trouve quand même le feel good documentaire A voix haute.
L’amante criminelle : « The Young Lady »
THE YOUNG LADY - Bande annonce
Durée : 01:46
A rebours des fantaisies victoriennes qu’affectionne d’habitude le cinéma britannique, William Oldroyd acclimate la terrible nouvelle du Russe Nicolas Leskov dans la lande anglaise. L’histoire de Katherine, adolescente mariée au rejeton dégénéré d’un propriétaire français, obéit aux lois du désir et de la ségrégation sociale. Le metteur en scène, venu du théâtre, fait ses débuts au cinéma avec une assurance impressionnante : servi par une jeune actrice de grand talent, Florence Pugh, il suit pas à pas la trajectoire de la jeune femme, d’abord enivrée par sa passion pour un beau palefrenier, puis obsédée par le statut social que le crime met à sa portée.
Pas d’afternoon tea ni de bal aux chandelles ici, rien que l’affrontement de plus en plus meurtrier entre la volonté d’une femme et les lois d’airain d’une société hypocrite, mis en scène avec une apparente froideur. C’est tout le talent de William Oldroyd que de faire briller dans cette désolation d’une lumière encore plus vive la flamme qui anime son personnage. Thomas Sotinel
Film britannique de William Oldroyd, avec Florence Pugh, Cosmo Jarvis, Naomi Ackie (1 h 29).
Défense de la parole : « A voix haute »
A voix haute - La force de la parole - Bande-Annonce
Durée : 02:07
Diffusé sur France 2 dans un format plus court, A voix haute met en scène avec enthousiasme la troisième édition du concours Eloquentia. Cet enthousiasme est logique, puisque le co-réalisateur du film (avec Ladj Ly), Stéphane de Freitas, est aussi l’organisateur de cette joute destinée à désigner « le meilleur orateur de Seine-Saint-Denis ». Suivant, avec une belle prescience, les quatre finalistes d’Eloquentia, A voix haute ressemble tour à tour à un épisode de la série Glee (on suit les phases éliminatoires qui élaguent l’effectif d’un groupe de trente étudiants de l’université Paris-VIII) et à une galerie de portraits étonnamment détaillés, qui offrent une image différente de la jeunesse contemporaine.
Leïla, militante féministe qui ne sort que la tête couverte, Elhadj, ex-SDF qui a réussi à réintégrer le système éducatif, Eddy, rurbain issu d’une famille parfaitement singulière, Souleïla, élevée par une grand-mère qui parle le français avec difficulté, sont des figures marquantes, dont la présence compense les facilités de mise en scène que s’autorisent les réalisateurs. T. S.
Documentaire français de Stéphane de Freitas et Ladj Ly (1 h 40).
Barbe à papa et éducation amoureuse : « La Belle Occasion »
LA BELLE OCCASION Bande Annonce (Film Français - 2017)
Durée : 02:10
Petite comète solide et solitaire, Isild Le Besco trace sa route sans demander de comptes à personne depuis son premier film, Demi-tarif, portrait sensuel, tendre et violent d’une fratrie d’enfants livrés à eux-mêmes dans un appartement déserté par les adultes. Au moment de le faire, elle avait 22 ans, et déjà une longue carrière d’actrice derrière elle. Elle en a aujourd’hui douze de plus, et travaille toujours dans une économie artisanale. Son nouveau film scelle la rencontre entre un trio de forains et une jeune héritière orpheline. Cette très jeune fille (Yara Pilartz) vit seule dans une grande demeure, où elle invite bientôt le garçon (Paul Bartel) dont elle est tombée amoureuse, sa grande sœur (Isild Le Besco) et leur père.
La communauté qui se forme là a des allures d’utopie, qui va donner à ces cœurs tendres les moyens de prendre leur envol. Enveloppé dans des plans doux comme des caresses, dans une photographie superbe qui en exalte la magie secrète, le récit avance obstinément, fluide et mystérieux, vers une apothéose érotique ravissante. Isabelle Regnier
Film français d’Isild Le Besco, avec Isild Le Besco, Yara Pilartz, Paul Bartel (1 h 19).
Géographie amoureuse d’une ville : « Taipei Story »
Taipei Story d'Edward Yang : bande-annonce
Durée : 01:24
La restauration d’un des premiers films d’Edward Yang, Taipei Story, resté inédit en France à l’instar de la majorité de son œuvre (iniquité qu’on aimerait pouvoir expliquer), permet aujourd’hui de découvrir l’un des chaînons manquants de l’histoire du nouveau cinéma taïwanais, dont on a parfois l’impression qu’elle est en train de s’effacer. Réalisé en 1985, Taipei Story est son second long-métrage, avec Hou Hsiao-hsien comme producteur, coscénariste et même acteur principal. C’est un film essentiellement topographique et atmosphérique, dans lequel un couple se délite, s’éloigne irrémédiablement. Le titre international dit assez à quel point la ville, filmée dans ses diverses facettes architecturales et sociologiques, est ici solidaire des enjeux de l’intimité.
Lung et Chin vivent à peine ensemble, leur histoire ne tient plus qu’à un fil. Lui est une ex-gloire du base-ball, dont le commerce de tissu à l’ancienne, hérité de son père, périclite. Elle est secrétaire de direction, bientôt licenciée, en quête d’un rebondissement dans sa carrière. Ni l’un ni l’autre ne sont en phase avec leur temps. Emportés par la mutation irrévocable d’une société taïwanaise convertie à marche forcée au néolibéralisme, le sol se dérobe sous leurs pieds. Comme si le présent était finalement le seul temps qu’on ne pouvait vivre. Ici comme ailleurs, Edward Yang, qui fut aussi tenté par l’architecture, sait admirablement faire résonner le temps dans l’espace. Jacques Mandelbaum
Film taïwanais d’Edward Yang (1985), avec Hou Hsiao-hsien, Tsai chin, Su-yun Ko, Chen Shu-fang (1 h 55).
L’Ogresse et ses deux filles : « De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites »
Joanne Woodward, Nell Potts et Roberta Wallach dans « De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites » (1972), de Paul Newman. | SPLENDOR FILMS
Sorti en 1972, De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites reste le chef-d’œuvre de la brève (cinq titres) filmographie de Paul Newman en tant que metteur en scène. Adapté d’une pièce de Paul Zindel, dramaturge et ancien professeur de chimie, le film, narre le quotidien de Beatrice Hundsdorfer, veuve d’une quarantaine d’années, femme au foyer qui reste des journées entières cloîtrée en peignoir dans sa maison désordonnée et délabrée. Elle fume, peste contre le monde, lit les petites annonces dans le journal tout en rêvant sa vie – elle aimerait ouvrir un salon de thé.
Beatrice a deux filles : Ruth, une adolescente qui a l’âge de s’intéresser aux garçons et souffre d’épilepsie, et Matilda, une jeune fille timide, intelligente, obsédée par ses cours de sciences, qui s’apprête à participer au concours scientifique scolaire en mettant au point l’expérience qui donne son titre au film. On pense à Cassavetes, mais aussi à Wanda (1970), de Barbara Loden, tant Paul Newman propose une lecture amère du portrait de femme hollywoodien : Beatrice passe son temps à tourner en rond comme le lapin de Matilda enfermé dans sa cage, à raconter sa vie ratée à ses deux filles, qui semblent, dans un même mouvement, lui en vouloir et tout lui pardonner.
De ce quasi-huis clos se dégage une lutte entre deux univers : celui d’une enfant qui songe à l’avenir de l’humanité contre celui d’une femme qui n’arrive même pas à donner forme à ses journées. Murielle Joudet
De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, film américain de Paul Newman (1972), avec Joanne Woodward, Nell Potts, Roberta Wallach (1 h 40).