« En informant sur une sale guerre, Ahmed Abba ne menaçait en rien la sécurité du Cameroun »
« En informant sur une sale guerre, Ahmed Abba ne menaçait en rien la sécurité du Cameroun »
Par Yann Gwet (chroniqueur Le Monde Afrique)
Au nom de la lutte légitime contre Boko Haram, l’Etat use de méthodes dictatoriales dans le nord du pays, dénonce notre chroniqueur.
La famille, les proches et les collègues d’Ahmed Abba, le correspondant de Radio France internationale (RFI) en langue haoussa, pourraient ne revoir celui-ci qu’en 2027. Le 24 avril, ce journaliste camerounais de 40 ans a en effet été condamné à dix ans de prison et 85 000 euros d’amende pour « blanchiment d’actes de terrorisme » et « non-dénonciation d’actes terroristes » par une justice militaire aux ordres de Yaoundé.
Je pourrais rappeler les nombreuses irrégularités qui ont conduit à ce jugement, mais cela contribuerait à donner une forme de crédit à ce qui n’est qu’une farce judiciaire. La réalité est que l’affaire Ahmed Abba n’a rien à voir avec le droit ni la justice. Au nom de la guerre, légitime, contre le groupe terroriste Boko Haram, l’Etat camerounais use de méthodes dictatoriales dans le nord du Cameroun. Et, pour préserver l’opacité sur les actes d’une armée désinhibée, il s’en prend à tous ceux qui s’approchent d’un peu trop près du théâtre des opérations.
Instrumentalisation d’une menace réelle
Le 23 décembre 2014, sous couvert de protéger la patrie menacée, le Cameroun s’est doté d’une loi antiterroriste dont l’article 2, qui définit la catégorie des actes considérés comme terroristes, ne laisse aucun doute sur les véritables intentions du régime : celui-ci instrumentalise une menace réelle et un combat légitime contre la barbarie pour des desseins bassement politiques. Logiquement, le peuple est désorienté. Dans l’affaire Ahmed Abba, hormis la presse, qui dénonce les conséquences de cette loi antiterroriste sur l’exercice du métier, le cas du journaliste intéresse peu l’opinion publique camerounaise.
Pour beaucoup, il est vrai, le pauvre homme avait le mauvais goût de travailler pour RFI, un média qui séduit autant qu’il agace dans le pays. Mais, surtout, l’instrumentalisation de la menace terroriste a activé au sein de la population un patriotisme à la petite semaine. La patrie est en danger : tous derrière le président et une armée camerounaise parée de toutes les vertus.
Pourtant, il n’y a pas d’un côté le bon Biya qui protège la nation, et de l’autre le méchant Biya qui n’hésite pas à faire tirer sur son peuple. Il n’y a pas d’un côté la vaillante armée camerounaise qui protège le pays et, de l’autre, la redoutable armée camerounaise qui, comme dans le cas de la répression de la contestation anglophone, terrorise le peuple prétendument souverain sur commande.
Abandon, marginalisation et persécution
Dans son rapport sur la lutte contre Boko Haram au Cameroun, intitulé « Bonnes causes, mauvais moyens », et publié en 2016, l’ONG Amnesty International fait état d’arrestations arbitraires, de détentions dans des centres illégaux, de pillage (par des militaires camerounais) de domiciles, d’exécutions sommaires, de disparitions forcées et autres exactions. Dans de nombreux cas, clairement documentés, ces exactions concernent des innocents. Nul doute qu’elles nourrissent rancœurs et frustrations. Celles-ci viennent confirmer (et même conforter) le sentiment d’abandon, de marginalisation et de persécution par le régime des régions du nord du Cameroun.
Dénuement, désespoir et aliénation sont un terreau fertile, qui pourrait bien pousser une partie de la jeunesse de Mora, Amchidé, Salak, etc., dans les bras de Boko Haram et de ses héritiers, et installer le Cameroun dans une instabilité durable. Ainsi, en défendant une cause légitime par des moyens illégitimes, Paul Biya ne protège pas le Cameroun : il l’expose. En informant sur une sale guerre, Ahmed Abba ne menaçait en rien la sécurité du Cameroun : il la renforçait. En fermant les yeux sur l’injustice qui frappe le journaliste, le peuple camerounais se rend complice des exactions de l’Etat camerounais, encourage la poursuite de ces exactions et contribue, par son silence, à fragiliser le pays.
Soutenir aveuglément les actions d’un gouvernement, ce n’est pas du patriotisme : c’est, au mieux, de la paresse intellectuelle, au pire, de la lâcheté. Le patriotisme, le vrai, est une éthique de la vérité. Ce patriotisme-là est indissociable de l’idée de justice. Dans le cas d’Ahmed Abba, le patriotisme et la justice commandent de dénoncer l’emprisonnement des journalistes qui font leur métier, de s’élever contre la persécution des dissidents sous couvert de lutte contre le terrorisme, et de réclamer le respect, par l’armée camerounaise, des règles de la guerre. En somme de dire non à la dictature. Pour la sécurité du pays.
Yann Gwet est essayiste camerounais.