Le missionnaire italien Vincenzo Bordo a organisé un service de 9 bus qui sillonnent les rues de Seongnam, au sud de Séoul. | Jean Cheung pour M Le magazine du Monde

Non loin des buildings de verre et d’acier taquinant les nuages flottant sur Séoul, une adolescente se perd dans la nuit coréenne. Quelque part à Seongnam, au sud de la mégalopole, sur les rives d’un cours d’eau charriant les larmes d’une lune de glace, des jeunes se serrent près d’un chauffage installé au fond d’une tente verte. Là, près d’un bus estampillé Agit, ils dévorent des petits pains à la pâte de haricot rouge ou des nouilles instantanées. Ça blague, ça rit un peu trop fort, ça tchatte… Certains jeunes, rassasiés, s’égaillent sans un mot. D’autres s’installent à part avec un adulte, un bénévole souvent, un avocat parfois. Ils cherchent à mettre des mots sur leur détresse, leur isolement, leur solitude.

« Nous n’en secourons qu’environ 300. L’objectif est de les amener dans nos locaux pour trouver une solution. » Vincenzo Bordo, membre de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée

Agit est le nom donné à son service de neuf bus par le père italien Vincenzo Bordo. Arrivé en Corée du Sud en 1990 pour aider les déshérités de Seongnam, il leur fait sillonner la ville à la rencontre des enfants des rues. Ils seraient 250 000 dans toute la Corée, 2 000 rien qu’à Seongnam. « Nous n’en secourons qu’environ 300, déplore le missionnaire au regard clair et au sourire de lumière, membre de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée et créateur d’Anna’s House, une organisation active à Seongnam et dans les environs, employant quatorze personnes et bénéficiant de l’aide de près de 500 bénévoles pour aider les jeunes et les sans-abri. L’objectif est de les amener dans nos locaux pour trouver une solution. » Tous ces gamins ont des histoires qui se ressemblent, faites de maltraitance au sein de familles souvent recomposées, de harcèlement à l’école, sur fond de misère sociale et de précarité grandissante que masque un chômage à 3,7 %.

Hors de leurs foyers, ils sont à la merci de la prostitution, voire du trafic d’organes. Park In-jeong a 17 ans. Son père est livreur et sa mère a un petit boulot. « Depuis que je suis petite, je suis frappée. Mon père crie et boit tout le temps. Aujourd’hui, j’attends qu’il soit couché pour rentrer. » Song -Sun-min, maigre lycéen aux larges lunettes rondes, a le défaut d’être l’aîné d’une fratrie de cinq : « Mon père se défoule sur moi et, à l’école, il y a des problèmes. » Aux tragédies familiales s’ajoute une difficulté croissante à communiquer avec ces jeunes de la « génération smartphone » qui, explique le religieux, « vivent au jour le jour, refusent les contacts avec les adultes, veulent être libres ».

114 foyers pour ces jeunes

« Certains jeunes sont chargés de haine », témoigne Park Seong-jin, diplômé dans le secteur du sport, qui a choisi d’aider les ados car il a connu une situation similaire, même s’il appartient à une autre génération, celle qui, à la fin des années 1990, voulait encore étudier et apprendre un métier. A l’époque déjà, Anna’s House les aidait, donnant des cours, parfois les faisant travailler dans une petite usine de sacs. La situation a commencé à se dégrader dans les années 2000, mais la communication restait possible.

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La réintégration se faisait au travers d’un dialogue avec les parents et des avocats. Aujourd’hui, c’est plus difficile. Pris dans leurs petits réseaux de connaissances, les jeunes, qui possèdent tous un smartphone, gagnent un peu d’argent grâce à de petits boulots, comme vendeur dans les supérettes de proximité. Parfois, ils se livrent à des trafics tel celui des comptes « noirs », des comptes bancaires créés à partir de noms d’adultes, pour parier en ligne. Ils louent de petits appartements à plusieurs, dorment chez des amis. Leur misère reste souvent invisible au passant.

Devant les véhicules, des tentes accueillent les jeunes sans-abri venus se restaurer et parler avec les adultes bénévoles et les avocats. | Jean Cheung pour M Le magazine du Monde

Certains avouent des aspirations. Song-Sun-min rêve de mode. « J’adore les manteaux », glisse-t-il. Park In-jeong, elle, se voit boulangère et dit suivre une formation à distance. L’association a lancé un projet de comédie musicale. « C’est un moyen d’en embarquer quelques-uns sur un travail à long terme », explique le père Bordo. Les autorités, elles, restent relativement indifférentes à ce fléau qui pourtant s’amplifie. Si le nombre de sans-abri – environ 80 000 – reste stable, celui des enfants des rues augmenterait, 60 000 quittant chaque année le système scolaire. « Beaucoup de parents s’en foutent », note Vincenzo Bordo. Quand un enfant fait une bêtise, les parents ne sont pas juridiquement responsables. La Corée du Sud dispose de 114 foyers pour ces jeunes, mais ils sont insuffisants.

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Le problème des enfants des rues n’est pas nouveau dans le pays. Dans les années 1970, le président autoritaire Park Chung-hee (1961-1979) avait ordonné un « nettoyage », qui avait repris de plus belle à l’approche des Jeux olympiques de Séoul en 1988. Des milliers d’enfants vagabonds avaient été envoyés dans 36 établissements dont celui de Busan, dans le sud du pays, où ils subirent des atrocités toujours impunies. La question n’est guère abordée dans les débats de la présidentielle, qui se tient le 9 mai.

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Seul Lee Jae-myung, du camp démocrate (opposition), maire de Seongnam et populaire parmi les jeunes, l’a évoquée. En 2016, il avait bataillé contre le gouvernement de la présidente Park Geun-hye pour instaurer un embryon de revenu universel pour les jeunes. Depuis, la présidente a été destituée pour son implication dans une affaire de trafic d’influence et une nouvelle élection a été programmée. « Lee Jae-myung nous soutient, glisse le père Bordo. L’administration me refusait des subventions qui représentent 40 % de mon budget. Je lui ai écrit directement et le lendemain, la situation se débloquait. » Il devrait pouvoir toujours compter sur M. Lee, mais localement seulement. Perdant de la primaire démocrate, il n’est plus candidat à la présidentielle.