Rassemblement à Albert Square, mardi 23 mai. / AFP / Ben STANSALL | BEN STANSALL / AFP

Manchester ne veut pas dormir. Sur Albert square, face à l’imposant hôtel de ville néo-gothique, le rassemblement en hommage aux 22 morts et au 59 blessés dans l’attentat-suicide du concert à l’Arena s’est terminé depuis plusieurs heures déjà. Il faudrait partir. Retrouver son chez soi. Mais la soirée s’étire sous un ciel sans nuage, qui vire de plus en plus au rose nacarat.

« C’est l’heure de coucher les enfants, mais nous, ce soir, on pleure les nôtres », soupire Emma Gear, une petite brune à lunette qui porte dans ses bras son fils, Ethan, 4 ans. Cette bibliothécaire de 36 ans aimerait regagner Middelton, au nord de la ville. Elle n’en trouve « pas la force ». « C’est un aimant », dit-elle en pointant du menton les bougies, les fleurs, les mots. Les gens qui les entourent, veillent leurs morts.

Ils sont nombreux à venir se recueillir là. Parfois seulement quelques secondes, au milieu d’un pas décidé, comme figés par un sort. Parfois plus longuement, se faisant rejoindre par des amis, parlant avec leurs voisins, prenant plus de photos que leur mémoire de téléphone ne le permet.

« On s’en est pris à nos mômes »

« C’était juste des enfants », répète en boucle un vieux monsieur en fixant un groupe de bougies qui s’obstinent à s’éteindre. « Des enfants avec des serre-têtes en forme d’oreilles de chat ». Il éclate en sanglots, avant de se faire enlacer par une grande blonde à casquette, perchée sur des plateformes blanches vertigineuses. Ce soir, leur duo inassorti ne jure pas.

C’est le besoin de se rassembler, devenu si familier dans cette Europe des attentats-suicides. « Heureusement qu’il existe toujours ce besoin », se rassure Michelle Holt, une retraitée des assurances de 67 ans. « Ce n’est pas parce qu’on commence à avoir l’habitude qu’il faut moins réagir. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas la première à être tuée par une bombe qu’il faut oublier son prénom ». D’un doigt tremblant, elle pointe le portrait souriant de Saffie Rose Roussos. L’une des premières victimes identifiées mardi. Une petite fille de 8 ans. « Il s’en est pris à nos mômes », répète son mari, Andrew, les larmes aux yeux.

Au milieu des caméras de télé du monde entier, les yeux toujours à portée d’un écran leur apportant les dernières informations, tous ceux-là savent désormais qui est ce « il ». Celui qui a commis cet « acte terroriste épouvantable », selon les mots de leur première ministre, Theresa May. Ils savent son nom : Salman Abedi. Son âge aussi : 22 ans. « Comment on peut être si jeune et si fou ? » s’interroge un cycliste de passage dans une discussion.

A côté de lui, un couple se tient par la main. C’est leur premier rendez-vous, disent-ils timidement. Lui parle de « ce qu’il a entendu à droite à gauche » du profil de cet homme, né à Manchester d’une famille libyenne. Il parle aussi du « danger musulman ». Elle lui répond « d’arrêter les généralités », et renfonce sa main dans sa veste en cuir.

Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées en fin d’après midi mardi 23 mai pour rendre hommage aux victimes de l’attentat-suicide de Manchester. (AP Photo/Emilio Morenatti) | Emilio Morenatti / AP

« Danser pour ne pas pleurer »

A quelques centaines de mètres de là, au débouché de Princess street, le sommeil ne vient pas non plus au bord du canal. Les terrasses débordent, les tournées de pintes abondent. Dans cette rue, les drapeaux arc-en-ciel sont fièrement dressés sur les pignons.
Au Velvet, la bande originale de Grease fait se déhancher Elizabeth, 24 ans, portant un t-shirt barré d’un « Arianator » en rose fluo, le nom des fans d’Ariana Grande. Elle est venue « danser pour ne pas pleurer ».

Dans la communauté Lesbiennes, gays, bisexuels et trans (LGBT), ils sont nombreux à être touchés de près. La pop-star américaine, dont le demi-frère Frankie est homosexuel, se dit volontiers « très sensible à la cause » et évoque régulièrement son « dégoût » devant les opposants. Des prises de position qui la font entrer dans le « très prisé classement officiel des icônes gays », ironise Ray Monroe, un blond tout en longueur et chemise à fleurs. « Des enfants et des homos, belle cible pour un kamikaze », crache-t-il entre deux gorgées.

Derrière le bar, une jeune femme bafouille un nom. Martyn Hett. Sur les réseaux sociaux, son portrait de pied, en salopette de jean, a circulé toute la journée. « On est sans nouvelle de notre ami, aidez-nous », ont retweeté des dizaines de comptes liés à la communauté LGBT. Sur son compte Twitter, le jeune homme écrivait lundi soir : « Quand tu t’échappes pour une pause toilettes pendant la chanson Macy Gray et que tout l’Arena a eu la même idée que toi ». Vingt-quatre heures après l’attaque, il n’a pas donné signe de vie.