A Souleuvre, temple du saut à l’élastique
A Souleuvre, temple du saut à l’élastique
Par Catherine Pacary
Inventeur du « bungy », A. J. Hackett possède six sites à travers le monde, dont Macau, Singapour, Sotchi et… Souleuvre en Normandie, où la clientèle se presse depuis 1990.
« Se jeter dans le vide n’a rien de naturel. » Christian Ferrier ne le nie pas. Même s’il dirige depuis vingt ans la base de loisirs extrêmes de Souleuvre (Calvados), fondée en 1990 par A. J. Hackett, le Néo-Zélandais qui a révélé le saut à l’élastique au monde en sautant le 26 juin 1987 en toute illégalité du deuxième étage de la tour Eiffel. Au départ, Christian Ferrier était venu comme simple « client », puis la confiance est passée entre les deux hommes. Et lorsque le précédent directeur, Mike Charmoux, est parti superviser le site de Las Vegas, il a repris Souleuvre.
Mais qui connaît Souleuvre ? A côté de villes prestigieuses qui ont hébergé ou hébergent des sites de sauts AJ Hackett International – Dallas, Kuala-Lumpur, Bali, Macau, Sotchi, Singapour –, Souleuvre détonne. C’est une rencontre imprévue avec une connaissance de sa compagne française, Caroline, qui l’a mené à cet ex-viaduc ferroviaire de 1887, jusqu’à ce que la structure métallique soit détruite. Le fait qu’il ait été construit selon les plans d’un certain Gustave Eiffel a fini de convaincre le Néo-Zélandais.
Le viaduc ferrovière de Souleuvre a été achevé en 1889, selon les plans de Gustave Eiffel. Il permet de relier Caen à Vire. | CAP
« On ne vient pas ici par hasard », confirme Christian Ferrier. Un lieu improbable, pour un métier différent : « Faire sauter les gens ». Du curé de Perrier, la petite commune voisine, au PDG de Closer, du pilote de F1 Romain Grosjean à la princesse de Dubaï, Latifa Al-Maktoum, et son prince, qui privatisent régulièrement le lieu, du champion olympique de saut à la perche, Jean Galfione, au capitaine des All Blacks, Tana Umaga. Tout le monde peut sauter, il n’y a besoin d’aucune aptitude physique. Juste pour prendre du plaisir, se surpasser et vivre un moment unique. D’où l’importance de la mise en scène.
« Et si tu sautais, chérie ? »
Dans la vaste cabine de saut posée sur le troisième pilier, à laquelle on accède par une double passerelle suspendue, la sono – de qualité – joue à fond. Tout est étudié, pensé. Kylian, 23 ans, effectue des gestes précis et rigoureux en toute décontraction. Ses tennis souples noires aux pieds sont à moitié posées sur une plaque métallique qui surplombe 61 mètres de vide. Personne ne semble y faire attention. Ni Margot, casquette à l’envers, athlétique jeune femme de 20 ans, visage fin et fier, qui tire les câbles. Ni l’homme à chemise bleue qui a convaincu sa jeune compagne de faire comme lui, il y a quelques années, c’est-à-dire sauter, en cet après-midi maussade où visiblement ils ne savaient pas quoi faire. « Et si tu sautais, chérie ? » La compagne en question, la trentaine, semble tétanisée entre ciel et terre. Kylian et Margot lui parlent, lui tiennent le bout des doigts. Le décompte est rapide « 5, 4, 3, 2, 1 ». La cliente s’élance en avant, bras en croix.
Site AJ Hackett de Souleuvre (Calvados). Pour certains, franchir la double passerelle suspendue est rédhibitoire. | CAP
Etrangement, le profil du client moyen n’évolue pas. Beaucoup d’enterrements de vie de garçon, quelques enterrements de vie de jeune fille, des séminaires d’entreprise, des séances de psychanalyse même. « Sauter, c’est un moment fort que les gens partagent. » En toute sécurité, sous sa responsabilité. Christian Ferrier a formé le personnel, des jeunes dont seul le look peut paraître fantaisiste, mais aussi toute l’équipe de Sotchi, pour le récent site russe.
Bungy sur le site AJ Hackett de Souleuvre (Calvados), le 5 juin 2017. Le premier rebond procure au sauteur une sensation d'apesanteur. | CAP
Tout accident serait dramatique. Dès 2005, Christian Ferrier décide donc de contacter les 15 sites de saut en France pour édicter une charte de sécurité commune, toujours en vigueur. L’actuel directeur est également à l’origine de nombreuses évolutions, comme l’installation d’une tyrolienne de 400 mètres, d’une balançoire géante sur laquelle on atteint les 130 km/h en 3,5 secondes, d’un site de saut pendulaire. Le tout est jumelé au sol avec un restaurant, un petit train, une piste de luge sur rail de 1 kilomètre et d’un jardin « pieds nus ». Et le film du saut, en réalité augmentée ou à 360 degrés. La concurrence est rude. De 200 000 sauts enregistrés la première année en 1991, la fréquentation annuelle est tombée à 100 000.
« Se vider la tête »
Christian Ferrier fait son compte rendu à AJ Hackett, venu passer quarante-huit heures en Normandie, entre autres, pour présenter aux collectivités son nouveau projet d’un pont de verre. Coût de l’investissement envisagé : entre 5 et 8 millions d’euros. Depuis l’ouverture, en 1990, 6 millions d’euros ont été investis à Souleuvre. AJ reste persuadé que la quiétude du lieu, ses vaches et ses maisons à colombage sont un atout unique. Clientèle visée : les Parisiens, qui n’hésitent pas à faire l’aller-retour dans la journée pour passer une journée au vert, sauter et « se vider la tête ». Le tout pour la somme de 139 euros pour un saut, tee-shirt réservé aux « jumpers » inclus – 99 euros pour les moins de 18 ans.
Vue de la tour de Macau (Chine) à 338 mètres du sol. | AJ HACKETT INTERNATIONAL
Un jeune homme se présente, après plus de deux heures de route. Il aimerait sauter mais s’est un peu perdu. Le site est fermé depuis un quart d’heure. On ressort tout : « C’est important pour la bonne réputation de Souleuvre et sa notation sur les réseaux sociaux. » Youtube, Facebook, Twitter, rien n’est négligé. Des films mettent en scène clients et encadrement aux quatre coins de la planète. Le visage confiant de Christian Ferrier apparaît sur plusieurs d’entre eux. Des sauts, il en a effectué des centaines, mais un l’a particulièrement marqué, du haut de la tour de Macau, dont la pointe culmine à 338 mètres, soit près de 6 fois le viaduc de Souleuvre. « Je me suis filmé avant. On ne sait jamais », reconnaît-il aujourd’hui. Se jeter dans le vide n’a décidément rien de naturel.