Les stylos glissent, presque silencieux, sur les lignes bleues de la page. Autour de la table, la concentration est maximale, l’attention focalisée sur cet alphabet latin si différent de l’écriture arabe. « C’est difficile d’écrire… », soupire Ahmed, réfugié soudanais, en terminant son exercice.

Depuis qu’il est plus à l’aise à l’oral, que les mots lui viennent plus naturellement, le souci d’écrire bien le français est devenu central pour lui. Page après page sur son grand cahier, les listes de vocabulaire s’enchaînent. Il les lit, les relit et les répète à haute voix, dès qu’il peut. Tous les exercices sont bons pour lui. Ainsi, dès qu’il reçoit un message sur son téléphone, Ahmed s’impose de répondre « sans faute et avec des phrases bien construites ». Pas question de succomber à la facilité de traduire dans cet anglais qu’il parle plutôt bien même s’il l’oublie un peu au fil des mois. Pour Ahmed, il reste du chemin à faire, mais sa détermination est infinie.

Au sein du groupe de réfugiés Soudan Célestins Music (dont Le Monde suit les premiers pas en France), chacun progresse à son rythme et aucun de ces musiciens et chanteurs amateurs n’est au même niveau. On apprend une langue nouvelle avec son passé, sa scolarité antérieure, sa disponibilité physique et intellectuelle du moment. L’avancée de ses rêves, la capacité à se projeter dans le pays comptent aussi, à leur manière.

Boklyn, l’Érythréen chanteur, danseur, choriste, a encore du mal et cherche un traducteur des yeux quand on lui parle en français. Alfawy n’avait pas trop commencé avant d’obtenir son statut de réfugié, au printemps. Hassan, le musicien érythréen, se débrouille bien mais manque encore de confiance pour oser prononcer tous les mots qu’il connaît. Tout est pourtant prêt dans sa tête. Viendra le moment où les mots s’échapperont naturellement, quand son goût pour la perfection se sera un peu estompé.

200 heures de cours

Ce vendredi 28 juillet, dès 8 h 30, les cahiers sont ouverts et les échines ployées. Ils sont quatorze réunis autour de tables disposées en U dans une salle du rez-de-chaussée de la résidence Lardy, à Vichy. Le système éducatif est au menu de leurs sept heures de cours du jour. Déjà leurs yeux sont rivés sur un emploi du temps, le document photocopié que vient de leur distribuer la professeure, Marilou Ossedat.

La voix claire et posée, la jeune femme navigue à l’aise entre ces stagiaires qu’elle suivra pendant 200 heures, privilégiant leur pratique orale sans négliger totalement l’écrit, que les plus forts maîtrisent un peu. « Pour qu’ils sentent, entendent, comprennent mieux le pays, explique la jeune femme, je leur raconte la France dans mes cours. » Organisation des transports, recherche d’emploi, métiers, nourriture, laïcité… Ici, pas de tabou. « Pas même le mariage homosexuel, que je leur ai expliqué l’autre jour et qui en a surpris certains », ajoute la jeune femme au milieu de son groupe d’Afghans, d’Irakiens, d’Éthiopiens, de Marocains et de Soudanais.

Dans son cours du jour, elle raconte le pays à travers son école primaire, ses enseignements et ses rythmes. Dans la salle, à côté d’Ahmed, une jeune Syrienne réfugiée est ravie de cette plongée dans l’univers où ses enfants passent leurs journées mais qu’elle ne connaissait pas vraiment encore. C’est aussi le cas d’un réfugié irakien dont l’épouse et les trois filles viennent d’arriver en France.

Comme tout son groupe, Ahmed a commencé il y a dix jours seulement ces cours officiels dispensés au nom de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Les 200 heures de cours « officiels » auxquels peut prétendre un étranger qui s’installe en France sont conditionnées à l’obtention du statut de réfugié et ne peuvent donc pas commencer avant qu’il ait obtenu une réponse positive de l’Office français des réfugiés et des apatrides (Ofpra) ou de la Cour nationale de la demande d’asile (CNDA).

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a multiplié les travaux qui montrent que ce temps stérile dans l’attente d’un statut devrait être mis à profit pour avancer sur le chemin des langues et que plus cet apprentissage est rapide et précoce, meilleure est l’intégration. Mais ce n’est pas l’avis du gouvernement français. Le plan migrants, annoncé le 12 juillet par le premier ministre, Edouard Philippe, projette certes de doubler ces 200 heures de l’OFII d’ici à cinq ans, mais toujours pour les seuls réfugiés, et à raison d’une augmentation de 40 heures par an.

Pas de télévision

Heureusement, les associations de citoyens viennent combler les lacunes étatiques. À Vichy, à la même heure que le cours de l’OFII, le vendredi, Marie de Colombel réunit autour d’elle un groupe de demandeurs d’asile, très appliqués eux aussi. Avant d’être réfugié, Ahmed avait d’ailleurs profité de cette générosité des bénévoles du Réseau Vichy Solidaire. Au point que lorsqu’on demande au jeune Soudanais qui lui a appris le français, il cite toute une série de prénoms parmi lesquels Marie et Claudine, une autre bénévole du réseau.

Entre Ahmed et Marie, c’est même une longue histoire puisque cette dernière était présente au Centre d’accueil et d’orientation (CAO) de Varennes-sur-Allier, le 25 octobre 2015, lorsqu’il est descendu du bus en provenance de Paris. Trois mois durant, elle est inlassablement retournée, trois fois par semaine, dans cette ville à 20 km de Vichy pour enseigner aux nouveaux venus cette langue qu’en tant qu’ex-enseignante et ex-directrice des ressources humaines elle manie avec précision.

Claudine Fabre, bénévole au sein du Réseau Vichy Solidaire, échange avec Ahmed au sujet de la mémoire après le cours de français qu'elle a animé à Vichy, le 28 juin 2017. | SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Même si les débuts n’ont pas été simples, Ahmed a trouvé sa méthode. « Le premier jour, explique-t-il, j’ai appris l’alphabet. Le deuxième jour, j’ai appris à compter jusqu’à 10. Ensuite je suis passé au verbe “aller”. Puis j’ai continué comme ça », se souvient le jeune homme. Dans la chambre du foyer Adoma où il vit, à Vichy, un précis de grammaire côtoie les polycopiés faits par Marie. Mais la salle de télévision n’est pas ouverte pour les demandeurs d’asile ou les réfugiés. C’est pourtant un vrai levier pour apprendre le français.

Faute de disposer d’un local pérenne, le Réseau Vichy Solidaire dispense ses cours dans une salle prêtée par la ville jusqu’en août seulement. Ce vendredi, Marie ouvre son livre et distribue un petit texte à ses trois élèves du jour. À côté, Peter, un bénévole allemand qui se présente à eux comme « un immigré passé par le même apprentissage », donne un cours à ceux qui ont un niveau moins solide.

Front plissé et yeux fermés par la concentration, Zaïd, un jeune Afghan, prépare la réponse qu’il va apporter à la première question de Marie : « Qu’as-tu fait hier soir ? » Une entrée en matière pour travailler sa conjugaison au passé, mais aussi intégrer les adverbes de temps. L’enseignante a placé « toujours, souvent, parfois et jamais » au programme du jour. Une base que Marie manie avec des exigences différentes selon le niveau de chacun et sa vitesse de progression. À Khamis, Soudanais, elle a demandé de s’interdire l’usage des verbes à l’infinitif, afin de lui permettre de mieux entrer dans la conjugaison. Abdelsana, lui, a un droit à l’erreur plus large, ce cours étant son premier dans le groupe des plus forts.

« Depuis que les réfugiés sont arrivés du CAO de Varennes, nous avons réussi à maintenir des cours le matin et l’après-midi », observe Claudine Fabre, ex-enseignante devenue responsable pédagogique de ce cursus officieux. La modestie des intervenants, qui disent, comme Nicole Charrier, qu’il « vaudrait mieux appeler nos prestations de la conversation que des cours », n’enlève rien à l’organisation de ces bénévoles. Car évidemment, ces cours sont en fait bien plus que des cours. « C’est aussi un moment de partage durant lequel on essaie d’aider », observent les trois femmes.

Sortie à la piscine

Que ce soit Marie de Colombel, bénévole au Réseau Vichy Solidaire, ou Marilou Ossedat, salariée de FRAT Formation, l’entreprise qui a remporté le marché des cours de français pour l’OFII, toutes deux partagent le rêve de rendre autonomes ces hommes et ces femmes débarquées dans une France aux arcanes compliqués. Bientôt, Marilou emmènera ses stagiaires en ville, pour leur apprendre à se repérer, à lire un plan, à être plus audacieux. Marie, elle, prépare une sortie à la piscine : « Les Afghans nous le demandent, ils ont envie d’apprendre à nager. On va voir ce qu’on peut faire », ajoute-t-elle.