Multipropriétaires, hébergeurs à l’année : les gagnants du système Airbnb
Multipropriétaires, hébergeurs à l’année : les gagnants du système Airbnb
Par Laura Motet, Maxime Ferrer, Audrey Travère
La plate-forme, permettant à l’origine aux particuliers de louer ponctuellement leur logement, est maintenant investie par des professionnels, déclarés ou non.
Elodie, 25 ans, « à la recherche d’un poste », est propriétaire de trois studios dans le très cossu 16e arrondissement ; Max et Greg, deux « frères globe-trotters », ont cinquante-deux appartements éparpillés dans la capitale.
Souvent assortis de descriptions pittoresques destinées à faire rêver les touristes, ces profils proposant plusieurs appartements à la location sont loin d’être marginaux sur la plate-forme de location saisonnière Airbnb. Une annonce sur cinq est émise par des multipropriétaires, selon une enquête du Monde, menée en juin dans vingt villes françaises.
Plus de 144 300 annonces ont été analysées, soit 36 % du total des annonces françaises sur Airbnb. L’enquête, réalisée en collaboration avec les rédactions allemande de la Süddeutsche Zeitung, belge de De Tijd, néerlandaise de Trouw.nl et le journaliste d’investigation suisse François Pilet, permet de lever en partie le voile sur un marché dont l’opacité profite surtout aux gros loueurs.
Gros loueurs, petites surfaces
Très disert sur le « milliard d’euros » que la firme californienne a « distribué aux hôtes » depuis juin 2016, Emmanuel Marill, son directeur général en France et en Belgique, se montre moins volubile concernant le chiffre d’affaires réalisé par les multipropriétaires et ceux qui louent à l’année.
« Nous ne livrons pas ce chiffre qui intéresserait beaucoup nos concurrents (…), mais leur part est loin d’être majoritaire. »
Minoritaires, les multipropriétaires sont également discrets : à Bruxelles, marché également sous la responsabilité d’Emmanuel Marill, les 14 % de multipropriétaires possèdent 36 % des annonces, selon De Tijd.
Pourtant, sur Airbnb, certains propriétaires ne chôment pas : loin des 175 euros mensuels reçus par l’hébergeur moyen en France, ceux qui louent à l’année tirent un revenu mensuel supérieur au revenu médian des salariés français.
Ces gros loueurs investissent en priorité dans des studios et des T1 : plus de 87 % des logements loués à l’année sont en effet des petites surfaces, contre 12 % dans le parc immobilier français.
Pour multiplier leurs gains, certains n’hésitent pas à en acheter plusieurs – près de 10 % de multipropriétaires représentent plus du tiers des hébergeurs à l’année, dans les vingt villes que nous avons étudiées. Une disponibilité et un taux d’acceptation des réservations qui les placent souvent en tête du classement des annonces de leur ville.
Qui sont ces multipropriétaires ?
Deux à cinq appartements : les particuliers investissent sur Airbnb
Plus de 85 % des multipropriétaires gèrent « en amateur » entre deux et cinq appartements.
Certains particuliers investissent non loin de chez eux, pour faciliter l’intendance : « Nous louons depuis trois ans maintenant deux studios totalement indépendants, expliquent Marianne et Stéphane sur leur annonce. Ils sont situés dans l’immeuble où nous vivons, ce qui nous permet d’être présents si nécessaire pour nos locataires. »
Deux petits studios qui leur rapporteraient, selon nos estimations, 1 000 euros par mois en moyenne, loin toutefois des près de 3 000 euros mensuels touchés par Elodie, notre chercheuse d’emploi, grâce à ses trois studios dans le 16e arrondissement de Paris.
Mais on compte aussi des profils précaires parmi ceux qui gèrent ces annonces. Des étudiants qui, pour arrondir leurs fins de mois, s’occupent de locations pour des amis en leur absence. Gabriel*, étudiant à Strasbourg, s’est improvisé gestionnaire pour deux appartements cet été. Remise de clés, ménage, gestion des réservations, il est rémunéré entre 15 % et 20 % du revenu généré par chacun des séjours.
« J’y vais parfois tous les jours, ça peut être tôt le matin ou le soir. Hier par exemple j’ai dû aller donner les clés de l’appartement à 2 heures du matin… »
Une activité chronophage qui pourrait presque être considérée comme un emploi non déclaré : « Eux comme moi on le fait au “black”, donc on est dans la même barque. Mais vu que je le fais avec des amis, il y a moyen de le faire de manière égalitaire. Par contre, si le but du jeu est de rembourser son loyer en créant un travailleur précaire, c’est moyen. »
Six à vingt appartements : la zone grise
A mi-chemin entre les petits multipropriétaires et les agences, ces hébergeurs entretiennent le flou sur leur statut de professionnel, à l’image d’Emanuele et de son « copain Stefano », qui gèrent pas moins de sept appartements « pour le compte d’amis vivant hors de Paris ».
Un brouillard savamment entretenu par certains hôtes, qui ne tiennent manifestement pas à être reconnus. C’est le cas, par exemple, du profil de Patrick et de ses onze appartements à Paris, pourtant « vérifié » par Airbnb, illustré par la photographie de Narcis, un acteur et mannequin. Les commentaires sont élogieux. Mais les remerciements pour « son hospitalité » s’adressent à Salomé.
Plus de vingt appartements : place aux spécialistes
Au-delà de vingt appartements en gestion, seuls subsistent les professionnels de l’immobilier ou du tourisme, avec un objectif assumé : séduire la clientèle étrangère. « Les Français représentent seulement 2 % de mes clients », explique Marie*, agente immobilière à Paris.
Selon Airbnb, 70 % des voyageurs visitant Paris sont étrangers, contre 50 % dans la France entière. Aux premiers rangs, on trouve les Américains, les Britanniques, les Allemands et les Espagnols. Tous ne viennent pas seulement pour visiter la Ville Lumière, « on a aussi beaucoup de clients qui viennent d’Arabie saoudite ou du Koweït pour se faire soigner ou faire soigner leurs enfants, par exemple à l’hôpital Necker », explique-t-on chez My Paris Agency.
Une opération juteuse pour ceux qui investissent en masse, particulièrement dans la capitale. Depuis leur inscription en mars 2016, nos deux globe-trotters, Max et Greg, toucheraient en moyenne plus de 25 000 euros par mois, d’après nos estimations.
Pour répondre à la demande, certains professionnels font grossir leur parc d’annonces en investissant eux-mêmes, à l’image de l’agence Pick a flat : « On achète des locaux commerciaux, des magasins, des bureaux, etc., puis on les transforme en appartements. Du coup on ne sort aucun logement du marché locatif. »
Du côté des agences immobilières discrètement présentes sur la plate-forme, c’est un autre son de cloche : « J’ai des clients qui achètent exprès pour mettre en location de courte durée », reconnaît Marie*.
Les hôtels investissent Airbnb
Une telle professionnalisation de l’offre n’est pas sans conséquences sur les autres hébergeurs, initialement inscrits pour proposer une expérience authentique.
« Certains touristes n’ont pas vraiment compris l’esprit Airbnb. Ils pensent qu’ils arrivent dans un hôtel et aspirent à des prestations hôtelieres, mais ne veulent pas payer le prix d’une chambre d’hôtel », témoigne Louis*.
Pour leur part, sentant le vent tourner, les établissements hôteliers font peu à peu leur arrivée sur la plate-forme. Cachés derrière de faux profils comme celui de « Xavier », quinqua grisonnant et « coureur de marathon », ou, à l’inverse, assumant pleinement leur identité d’hôtel, ils sont une vingtaine dans la capitale à avoir franchi le cap.
La plupart sont indépendants, mais on retrouve également des grands groupes, proposant chambres simples ou doubles, les services d’un hôtel en plus. A l’image d’AccorHotels qui reconnaît « [observer] les différents acteurs du marché (…) en mode test » et évaluer l’appétence de la clientèle jeune et familiale d’Airbnb pour ses hôtels, habituellement prisés par la clientèle d’affaires.
Difficile pour les particuliers, alors, de contrer une prestation comprenant sauna, court de tennis et réception disponible à toute heure du jour ou de la nuit.
Prise de guerre
Le manager d’un de ces établissements parisiens en a bien conscience. Il assume pleinement de mettre en ligne quelques-unes de ses chambres en période creuses, généralement l’été, quand la clientèle d’affaires est en vacances.
Mais à être trop gourmand, le risque de transformer durablement l’offre du site est grand : « Dans l’œil du consommateur, quand on réserve sur Airbnb, c’est pour aller chez un particulier. Mais si les hôtels existent en masse, et que le voyageur compare entre nous et le studio de M. Toutlemonde, il va nous choisir, car notre service est bien meilleur. Finalement, c’est nous qui faisons de la concurrence aux particuliers », conclut-il.
Une nouvelle orientation que commence timidement à assumer le géant américain. En décembre 2016, Airbnb a annoncé un partenariat surprise avec Châteaux & Hôtels Collection. Les cinq cents établissements du réseau, majoritairement situés en France, peuvent officiellement poster des annonces sur la plate-forme.
Au-delà de cette prise de guerre dans l’hôtellerie de charme, le site entend également séduire les professionnels en déplacement. « Chez nous, la part de cette clientèle est encore assez faible, mais nous avons recruté quelqu’un pour travailler dessus », confie Emmanuel Marill. Bien loin de l’esprit « couchsurfing » de ses débuts, pourtant à l’origine de son succès.
*Les prénoms ont été modifiés
Une enquête européenne sur Airbnb
L’enquête sur Airbnb émane d’une collaboration européenne des Décodeurs du Monde avec les Allemands de la Süddeutsche Zeitung, les Belges de De Tijd, les Néerlandais de Trouw.nl et le Suisse François Pilet, journaliste d’investigation.
Méthodologie
Le jeu de données sur lequel reposent les articles est une photographie à un moment donné (mi-juin 2017) de toutes les offres présentes sur le site Airbnb. Une trentaine de variables y figurent dont, entre autres, les coordonnées GPS de chaque logement, son prix, sa capacité et l’identifiant de l’hôte qui le gère.
Nous avons fait le choix de nous focaliser sur vingt communes françaises.
- Dix plus importantes en termes de population : Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille ;
- Dix villes balnéaires : Berck-sur-Mer, Biarritz, Cannes, Deauville, La Baule, La Grande-Motte, La Rochelle, Le Touquet, Saint-Malo, Saint-Tropez.
Ces vingt communes ont généré une base de données de 144 308 annonces mises en ligne sur Airbnb dont 116 336 logements situés dans les parties intra-muros des vingt communes, les autres étant situés dans les périphéries immédiates. A elles seules, ces 144 308 annonces représentent 36 % du total des annonces françaises sur Airbnb (environ 400 000).
Il nous a ainsi été possible de créer de nombreux indicateurs de l’activité d’Airbnb en France : son implantation géographique, le nombre de logements mis à disposition sur le marché de la location de courte durée, les prix moyens par logement, par capacité d’accueil…
De même, ces données nous ont permis d’identifier et de compter les personnes mettant en ligne plusieurs logements dans une ou plusieurs villes. Nous avons également pu estimer le nombre de séjours effectués par les voyageurs par annonce, à partir du nombre de commentaires laissés par les voyageurs, et en déduire ainsi les revenus locatifs des hôtes.
Ces informations, combinées aux données que nous a communiquées le site AirDNA, nous ont aussi donné la possibilité d’établir une fourchette du chiffre d’affaires d’Airbnb dans ces vingt communes.