L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Découvert voici trois ans avec le très appréciable Casa Grande, peinture subtile d’une famille bourgeoise brésilienne qui découvre tardivement la disparité sociale et ethnique du pays, Fellipe Barbosa, 37 ans, persiste et signe avec son plus que remarquable deuxième long-métrage, atteignant une singularité plus profonde encore. Le film en­treprend de reconstituer les derniers mois africains d’un voyage au long cours d’un ami d’enfance du réalisateur, Gabriel Buchmann, retrouvé mort d’épuisement sur le mont Mulanje, au ­Malawi, en 2009.

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Pour ce faire, Barbosa recourt au service d’acteurs (Joao Pedro Zappa et Caroline Abras, merveilleux) pour interpréter le personnage principal et sa petite amie, Cristina, qui l’a accompagné quelques semaines durant ce voyage, et les lance sur les traces des protagonistes originels, dans un environnement géographique et humain qui demeure, lui, inchangé. Ce dispositif ménage une rencontre louvoyante et fertile entre la fiction et le documentaire ; il se charge par surcroît d’une forte intensité émotionnelle dès lors que le spectateur comprend, au début du film, qui met en scène la découverte du corps du disparu, qu’il est une manière d’hommage fraternel rendu par le réalisateur à son ami.

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Fête des sens

Le récit nous mène ainsi à travers le Kenya, la Tanzanie, la Zambie et le Malawi, aux côtés de ce brillant étudiant en économie, détenteur d’une bourse qui lui ouvre les portes d’une prestigieuse université californienne, et décidé, par idéalisme, d’y vivre non comme un touriste mais, doté d’un maigre pécule, à l’heure et au rythme africains, pour mieux éprouver les conditions sociales et économiques des pays qu’il traverse.

Court-circuitant les a priori et les différences, Gabriel cultive le dépouillement, la simplicité, l’abord humble et joyeux des villageois rencontrés en chemin, dont il adopte le mode de vie et dont il gagne aussi l’amitié. Une force de vie, une éthique de la rencontre, un respect de l’altérité élèvent sa démarche au niveau d’une fête des sens et d’une grâce spirituelle. Quand sa petite amie le ­rejoint en cours de route, le rappel du pays natal, la rémanence de ses origines jettent soudain une ­ombre sur le rayonnant Gabriel.

Joao Pedro Zappa dans le film brésilien de Fellipe Barbosa, « Gabriel et la montagne » (« Gabriel e a Montanha »). / TVZERO / GAMAROSA FILMES / DAMNED FILMS / ARTE FRANCE CINÉMA

A l’enthousiasme prométhéen de Gabriel se mêle une radicalité inquiétante, un ­désir dévorant de régéné­ration

Quelque chose se brouille. Qui tient aux raisons intimes, non dites, de ce voyage, à la sourde volonté qui se manifeste à travers lui tout à la fois d’un fol orgueil, d’un suspens de l’être, d’une ­possible, et pourquoi pas définitive, disparition.

Car à l’enthousiasme prométhéen de Gabriel se mêle une radicalité inquiétante, un ­désir dévorant de régéné­ration, une volonté de pousser ­tellement loin le sentiment de la vie qu’il atteint d’un même ­mou­vement son ­exté­nua­tion. Cela, et c’est une de ses vertus, le film ne l’assène­ ­jamais ­explicitement. Il le suggère tout au plus, et l’inscrit de ­manière inextricable dans la peinture lumineuse du personnage.

Du cinéma un peu vaudou

A cette finesse de touche et d’analyse du mystère du protagoniste principal, le film ajoute la magie des rencontres telles que le ­cinéaste les a reconstituées. Lenny le guerrier massaï, Luke le chauffeur routier, Tony le Nigérian, tous rejouent avec cœur et sincérité leur relation avec ­Gabriel. Car ­Fellipe Gamarano Barbosa, au terme d’un long travail de recherche, a retrouvé ces personnes ­approchées par son héros empanaché au cours de son voyage, et leur a demandé de ­rejouer avec un ­acteur ce qu’ils avaient vécu avec son modèle. ­Demande pas si évidente que cela, que seule l’émotion commune de faire revivre le mort a pu autoriser. Il faut donc parler de magie, de cérémonial, de liaison avec l’outre-monde, d’invocation des esprits.

Ici, grâce à l’intercession d’acteurs professionnels et amateurs uniquement possédés par l’esprit du mort, le ­cinéma de Fellipe Barbosa se fait un peu vaudou. Il renoue aussi bien avec le ­cinéma ­de « fiction partagée » de l’ethnologue-cinéaste Jean Rouch qu’avec l’expérience littéraire de Michel Leiris dans L’Afrique fantôme, carnet de route africain dans lequel il vitupère contre la présence coloniale et s’abandonne à l’absence à lui-même qu’il est venu chercher dans ce voyage.

Quelque chose d’une ­revisite amère du film classique d’explorateur hante « Gabriel et la montagne »

Quelque chose, enfin, d’une ­revisite amère du film classique d’explorateur hante évidemment Gabriel et la montagne. Une revisite postcoloniale dont Werner Herzog pourrait être la figure ­tutélaire, fondée sur l’idée de la dette, de la folie, de la déconvenue, de l’impossible rachat. Sans verser dans la frénésie de l’auteur de Fitzcarraldo, la Belge Chantal Akerman (La Folie Almayer, 2012), l’Argentin Lisandro Alonso (Jauja, 2014), le Colombien Ciro Guerra (L’Etreinte du serpent, 2015) ou l’Américain James Gray (The Lost City of Z, 2016) ont réalisé autour de cette idée des films passablement envoûtants. C’est le grand mérite de Fellipe Barbosa que d’avoir su ménager cette compréhension intellectuelle à portée historique avec le geste de compassion pour son ami défunt que le film incarne.

Gabriel et la Montagne - de Fellipe Barbosa - Bande Annonce vost
Durée : 01:54

Film brésilien de Fellipe Barbosa. Avec Joao Pedro Zappa, Caroline Abras (2 h 07). Sur le Web : www.vo-st.fr/distribution